Chaque fois, après m’avoir fait subir la torture du cataplasme, ma grand mère aux soins et à l’autorité de laquelle j’avais été laissée par la famille repartie à Toulon à la fin des courtes vacances de Noël dans le nord, à Paris, chez les grands parents | si ce n’était cette grosse fièvre, la fatigue et le supplice des remèdes grand-maternels j’aurais savouré le plaisir d’être restée seule, élément détaché devenu personnage autonome | revenait, entrouvrant la porte du bureau de mon grand-père où j’avais été installée, son visage devenu souriant et attentif, me complimentait et me proposait | il n’était pas question de refuser | de faire une bataille, repartait sans attendre la réponse, et je restais, regardant sur le mur face à moi la panoplie, si soigneusement composée que mon effroi s’était mué en curiosité et plaisir esthétique, de longs et étroits fusils à pierre et lames larges et courtes, ornés de tresses et de pompon, souvenirs des rezzous de son premier poste, avant la vieille guerre, celle de sa jeunesse. Elle revenait poussant une table roulante sur le plateau de laquelle étaient posées, à côté du jeu de carte, deux tasses fumantes d’une tisane au merveilleux parfum et au goût d’une fadeur désolante qu’elle relevait d’une goutte de porto en disant que ça ne pouvait que nous faire du bien … et la partie commençait, amenant le confortable ennui qui peu à peu m’assoupissait, la certitude que j’allais la perdre et l’amusement que me donnait, avec la cruauté de l’enfance, la vue de ses épaisses lunettes presque posées sur les cartes pour les distinguer.
Parfois, souvent, quand notre mère ne dînait pas avec nous, je me réjouissais à l’idée de laisser la seconde des filles régner sur la table rigolarde des enfants dans la cuisine et de tirer l’escabeau devant le rayonnage de livres pour m’installer avec un de ceux qui étaient rangés hors de ma portée par prudence, livres assez innocents mais susceptibles d’enflammer mon imagination, plaisir accompagné d’une grimace parce que je savais qu’au menu risquait de figurer cette soupe de semoule que j’exécrais pour sa mollesse grumeleuse et sa fadeur et dont ma mère avait décidé, en persuadant les plus jeunes, que nous l’aimions et qu’elle serait une consolation pour son absence, une récompense pour notre sagesse supposée. Je tendais l’oreille et des bribes de phrases venaient à travers la porte se mêler aux aventures de Scarlett O’Hara (puisque c’était le plus souvent elle que j’allais retrouver) et je fermais le livre et dégringolais de mon perchoir quand j’entendais le bruit des assiettes dans l’évier, j’en salissais une pour moi, je les lavais, et m’installais pour partager le plat suivant, courgettes farcies ou, joie, sardines au four, et participer à la chamaillerie fraternelle.
Le jour tant espéré où, dans le petit hôtel où notre père nous avait laissés, excités et un peu flottants, perdus, yeux écarquillés, après nos retrouvailles avec lui à Alger, le dîner et la nuit dans la solennité à nos yeux du Cercle Naval de Toulon, la voiture louée, la découverte de la montagne | pas si petits poussins perdus que cela au moins les deux aînées qui avions fait son siège pour qu’il nous achète robe neuve digne de ce qui nous attendais | pour revenir avec elle, notre mère que n’avions pas vue depuis plus d’un an. Son visage mangé par son sourire, ses petits rires… un par une, en commençant par le plus jeune nous serra dans ses bras, embrassant nos cheveux et puis les yeux inquiets, nous tint à bout de bras, nous contemplant, cherchant à plaquer sur son souvenir l’être un peu plus grand, un peu changé peut-être qu’étions devenus. Ce fut mon tour et je l’approchais dans l’aura de sa beauté, l’inquiétude de cette fragilité qu’avions apprise, la clarté du sourire d’accueil, elle me serra contre elle, m’éloigna, me regarda, dit « finalement je crois qu’on devrait te laisser pousser les cheveux pour voir… »
c’est fou comme le passé simple passe bien avec toi
on est dans le récit, on le boit à petites doses et parfois à longues phrases
d’autres histoires me reviennent à lire les tiennes, comme un réveil énergétique de ma propre mémoire
ce qui m’est arrivé en lisant les vôtres…
merci Françoise
Oh oui, des courgettes farcies et des sardines au four. Merci Brigitte d’écrire ainsi au passé présent. Il donne faim, tellement…
la cuisine d’une femme chaleureuse (que nous avons continuer à voir de temps en temps devenues adultes)
merci Ugo
à vous lire, on ne comprend pas que l’usage de la petite barre verticale ne se soit pas imposé à tous et de toute éternité.
j’ai adoré ces petites histoires familiales qui m’ont tantôt fait pensé à Benjamin (la malade, les remèdes et le jeu de bataille), tantôt à Sarraute (les retrouvailles avec la mère). j’aime cette langue d’apparence très simple, enfantine, où une ponctuation choisie nous tient la main, nous offre les appuis, les repères, qui nous permettent de circuler tranquillement, au fil d’un voix douce et régulière, dans les méandres de phrases délicieusement longues, aussi certainement qu’entre les meubles de la cuisine ou de la chambre. Il est vrai que l’emploi du passé simple y contribue.
merci… il n’y en a pas tant de passés simples 🙂
(les ai cherchés)
Comme si on y était, tellement emporté par vos phrases bien rythmées.
J’ai bien connu la « torture du cataplasme », le mien était fait je crois avec de la farine de lin et de la moutarde en poudre, dos rouge assuré.
j’avoue que ne sais de quoi il était fait mais je me souviens juste que j’en avais peur