C’est une corde à sauter en caoutchouc épais comme un long tube fluorescent. La mienne est jaune celle de ma sœur rose. On joue en bas de l’immeuble, c’est-à-dire qu’on saute le plus vite possible en avant, en arrière, en croisant les bras, en les décroisant, à cloche pied et le tout combiné jusqu’à se prendre la corde, ou plutôt le caoutchouc fluo, dans les pieds. On n’a pas le droit de jouer dans l’appartement, le voisin du dessous se plaint du bruit au-dessus de sa tête. On joue dehors, sur le trottoir devant l’immeuble. Ma mère est censée garder un œil sur nous depuis la fenêtre de la cuisine. Quand j’appelle, elle ne répond pas. C’est elle qui finalement m’appelle.
Enfant, je porte des robes à smocks avec des manches ballons, des cols claudines, des chaussures bleu marine à bride. On m’habille, je n’ai pas trop d’avis sur la question. Si c’est l’hiver, on ajoute un maillot de corps sous les manches courtes (certains disent tricot de corps, les deux se valent bien sans doute) et des collants. S’il fait très froid, on ajoute un gilet de laine (ma mère dit cardigan, mais c’est la seule). J’aurais aimé ne pas avoir d’avis sur le gilet en laine, rester aussi docile que pour le reste. Je suis une enfant modèle avec un serre tête à nœud. Mais je ne supporte pas le contact de la laine sur la peau et le maillot de corps n’est pas suffisant pour protéger de la matière irritante. Ça gratte, c’est insupportable. Je passe pour une enfant difficile. On comprend mal ces manières.
Très tôt j’ai développé une aversion pour le lait, vite encouragée par mon frère, dix-huit mois de moins que moi, qui considérait ce nectar de l’enfance comme une chose vraiment immonde. La couleur blanche du lait est peut-être à l’origine du problème. Ma mère prétend que bébé déjà il fallait ajouter de la poudre chocolatée. J’ai cinq ou six ans, je suis invitée à dormir chez une amie. Je me souviens que nous sommes le soir dans la cuisine avec sa mère qui prépare une soupe de légumes. Dans chaque assiette qu’elle remplit, elle ajoute d’autorité une rasade de lait. Je n’aime pas le lait et je suis stupéfaite devant le mélange. Je refuse de manger, écœurée. On fait intervenir le père qui doit hausser le ton ; il ne faut pas se laisser faire par les enfants difficiles. On me force à manger. Je n’ai pas pu expliquer mon refus et j’étais convaincue qu’il était légitime. Il y a tellement de choses que les enfants omettent de dire. Par peur, sans doute, qu’on ne les comprenne pas.