Il part avec sa canne à pêche. Ils partent, ils sont trois. Lui, et les deux frères. Ils partent seuls dans la montagne comme des enfants perdus. On dirait que.
On dirait qu’ils sont trois enfants de onze ans et que la montagne leur appartient. On dirait qu’ils n’ont même plus besoin maintenant d’avoir une famille, un toit, des soins devenus superflus. Ils sont comme perdus, mais volontairement perdus. Ils sont seuls désormais.
Dans un coin de vallée, au détour d’un chemin, le bout de paradis choisi c’est un barrage hydroélectrique, une construction bétonnée réglementée par EDF. La baignade est interdite, pas la pêche. Comme les enfants, les truites pensent que ce bassin de ciment au milieu du vallon débordant de verdure, ruisselant de sources, a été construit pour être leur espace de liberté, celui où le ciel trop bleu cède la place à une eau lisse cuirassée d’argent.
Avant même d’arriver à la retenue d’eau, le jeu est de surprendre à travers les petits rectangles verts grillagés un fragment de la carte estivale, une miniature de sapin dont les branches effilées s’étirent dans le tableau suivant, un fragment d’eau à reflet vert qui laisse échapper le furtif mouvement d’une truite, puis l’angle de la bordure de pierre tranchante d’une construction en parking. Pourquoi choisir comme espace de liberté cette masse cimentée grillagée, cette réserve d’eau artificielle placardée de panneaux de dangers ?
Parce que les adultes n’y vont pas.
Parce que les truites l’ont choisi comme parc récréatif.
Parce que le barrage fait effraction dans une image d’Épinal.
Parce que les panneaux de danger et d’interdiction n’empêcheront jamais des enfants de choisir leur lieu d’élection.
Pareil pour les truites.
Perdus maintenant, c’est comme négliger les signes extérieurs, oublier le reste du monde. D’un fil tendu, lesté d’un bouchon coloré, on dispose d’un autre monde, en apparence impénétrable derrière la surface sans fond, à nous de le trouver derrière. Des formes scintillantes, mouvantes, agitent les yeux de ceux qui savent y voir, qui n’ont pas peur de remonter le temps.
Perdus c’est maintenant retrouver le contact avec la vie tumultueuse, infiniment plus trépidante, la vie de l’en-dessous, de l’en-deçà des choses visibles, de la reconnaissance du dedans. Perdus, c’est considérer que chaque rectangle du grillage vert peut être battu comme un jeu de cartes, mélangé et assemblé de nouveau pour bâtir un nouvel espace, construire un autre temps.
Je suis retournée sur ses pas à la retenue d’eau par une sombre journée d’automne. Le bassin était vide. Je l’ai regardé errer, descendu au fond du trou, comme à la recherche d’une carte perdue au milieu du lieu désert. Seigneur d’une prison vide encerclée de sapins, le cœur boursouflé des images encore trop vives, les truites fuyant vers le ciel, le fil des cannes suspendu aux sommets des montagnes, cherchant, mais quoi maintenant, regrettant, toujours malgré tout, se souvenant comme perdus c’était bon sans doute quand on ne l’était pas vraiment, comme perdus c’était briser la surface calme des eaux étroites.
J’aime beaucoup votre ciel trop bleu qui cède la place à une eau lisse cuirassée d’argent.
« Seigneur d’une prison vide encerclée de sapins, le cœur boursouflé des images encore trop vives, les truites fuyant vers le ciel, le fil des cannes suspendu aux sommets des montagnes, cherchant, mais quoi maintenant,.., » très touchée par votre texte et toutes les histoires qu’il contient: « on dirait qu’ils sont » ( dans nos jeux nous disions : on dirait qu’on serait)
Merci pour vos lectures et les échos !