Alors ils sont partis à la plage, sauf toi, malade, que même les dés à coudre de Ricard et de Suze ne parviennent à calmer ; sans doute à cause des raisins verts mangés dans la vigne en jachère. Alors tu traines dans l’ombre de la bicoque, les chambres qui servent aux couples Jojo et Annie, ta mère et ton père, toutes deux ordinaires faites de draps défaits sur des murs à la chaux, à peine un portant de fer vide pour des cintres superflus dans ce théâtre éteint. Chez toi en revanche, dans la maison de tous les jours, une armoire trônant dans la plus grande des deux chambres, une modeste armoire à glace brinquebalée depuis quatre déménagements, tu en caresses les portes vernissées galbées aux côtés, luisantes sous les chiffons d’encaustique, les ferrures anciennes moulées au vermeil du pauvre, la clé à peine tenue par l’usure de tant de tours passés. Dedans, des costumes d’homme, des chemises de tergal, des cravates pendues sur une cordelette punaisée contre la porte, ou bien des robes de popeline à fleurs, blouses et chemisiers, corsages au col Bardot, tant d’étoffes pendant ce temps immobile. Dès que tu ouvres l’armoire, l’union des lavandes et du bois de pin t’embrasse tout entier, c’est parfum complexe léger de mère aimante, la senteur du dimanche. Ensuite, tu regardes tes premières fois en détail dans le miroir en pied.
Après que tu as surpris ta mère assise sur quelqu’un qui semblait être ton père allongé à l’heure de ta sieste, tu viens souvent lorsque tu es seul, dans la chambre de tes parents. La porte centrale à glace ne possède pas de charnière. Elle pivote en froid sur des picots rouillés quand le poids de la porte grince sur la matière marquée en quart de rond par toutes ses ouvertures. Des piles de draps de lin aux initiales jaunes, une chapka perdue contreplaquée au fond, les nappes soyeuses des repas de fête, les sous-vêtements des deux ensemble, des bas qu’il est doux de glisser sur la joue et par-dessus tout cela, l’écharpe en fourrure de renard qui ne sort que pour la messe de minuit. Lorsque tu la roules sur le lit, la bête apparaît comme une vraie peluche de luxe, mais tu ne joues qu’avec des pattes flétries, son corps disparu, son museau maigre qui conduit jusqu’à des yeux faux, ses oreilles cornées, tu ne vois plus que la queue animale pour une ultime suavité, tu en fais une moustache aux trois couleurs de brun, un tour de cou énorme, une plume d’indien. C’est à l’arrière du miroir que tu découvres le petit tiroir à demi-caché sous l’étagère centrale que tu n’aurais pas vu sans être assis sur le lit. Par un drôle de nez lisse et rond, un calot de pin naturel à peine sali aux pôles de droite et de gauche, là juste où se pressent le pouce et l’index, tu ouvres dans un fin crissement sur des coulisses poncées ce tiroir de poupée tapi-là. Dans un coffret à bijoux en marqueterie d’Alicante, qui ne marche plus que sur trois pattes lorsque tu bascules le couvercle, une ballerine en tutu de tulle cramoisi désigne en princesse déchue une broche au cœur émeraude, des bagues en vrac, un bracelet de baptême ou un collier de grasses perles roses que tu compterais bien dans ton sac de billes. Tu découvres enfin sous un mouchoir ajouré brodé d’or, un Moleskine à l’élastique mou, une enveloppe fauve à fenêtre au travers de laquelle transparait une ou deux mèches de cheveux serrées dans un ruban bleu, un maroquin lavalière usé, grainé, déchiré, où dorment six billets neufs et blonds de cinq-cents. Tu te souviens ici des cahiers de septembre, du cuir des chaussures cirées, le muguet de ta mère. Au relief des billets sous la pulpe des doigts, aux légers craquements des uns glissés sur les autres, tu aimes encore le fumet sec qu’ils conservent des sous-bois en juillet.
Un mouvement de pieds dans le coin le plus sombre de la chambre vide : Tu n’avais pas vu le tonton dans l’ombre la plus noire qui semble sortir d’une longue torpeur. Tu l’aimes bien le tonton, il parle peu, il observe toujours un peu en retrait, on ne sait pas trop ce qu’il pense. Il a dû faire la guerre : c’est pour cela qu’il se tait, il se repose, ou il a peur d’en dire trop. Tu t’approches de lui. « Ah ! Tu es là », dit-il, et tu entends son sourire amical. Parfois il raconte des histoires, si tu t’ennuies. Il demande : « Tu t’ennuies, tu ne sais pas quoi faire ? Veux-tu que je te raconte une histoire ? », et il raconte des loups avec la queue prise dans la glace, des ânes philosophes, des contes à dormir debout qui te font des rêves à la pelle. Tu t’assoies sur le bras de son fauteuil, il pose son épaisse main sur la tienne et tu te plais à pincer la peau dans une infime longueur, puis dans une autre, former ainsi un petit carré qui subsiste quatre secondes avant de s’affaisser, minuscules murets de pierres sèches au creux desquels on placerait des moutons irlandais. « On dirait que je fais un parc dans ta peau », ici la tâche brune serait une marre pour les moutons, à partir de là vers les poils du bras, on dirait que c’est le commencement de la forêt où vivent des bêtes féroces.
- Ça te fait mal ?
- Pas du tout. Tu sais, plus on vieillit, moins on a mal. A la fin, on n’a plus mal du tout.
Alors qu’ils sont partis à la plage, le silence s’installe, imperceptiblement. Il ne reste pour une heure que des mots dans la tête, des conserves de mots, de ceux que tu as ramassé lorsqu’il étaient nombreux à venir et qu’il ne fallait pas jeter. Tu les retrouves encore, comme des idées, ils te viennent à propos de rien, objets nouveaux, objets à jamais attachés en double fond de mémoire. Tu ne t’ennuies pas ou alors, c’est de savoir que jamais après tu ne vivras plus de ces moments d’ennui, heureux.