C’est le seul grand miroir de la maison, interdit d’y toucher pour ne pas y laisser des traces. Je me glisse furtivement dans la chambre des parents, ferme la porte, m’assieds sur le rebord du lit devant l’armoire immense face à son grand miroir central. Là, je suis entière, je me regarde, fais la grimace, chante en sourdine, danse, dévisage cette enfant que je ne connais pas qui me fait face, m’imite, yeux plantés dans les miens, je me découvre étrangère à moi-même car rien ne coïncide entre ce que je ressens et ce que je vois. Elle est pourtant celle que je suis, tout comme la fillette que j’imagine de l’autre côté de la terre, parfaitement identique à moi-même, vivant exactement la même vie, se regardant elle aussi dans le miroir de la grande armoire de la chambre de ses parents et s’étonnant tout comme moi de ne pas se reconnaître.
Je tente de réduire l’écart qui nous sépare, avance, recule, tout va trop vite, trop près. Stop ! ne pas effleurer le miroir des lèvres, ça ferait des marques de baisers avec des ronds de buée que je serais tentée de souligner du bout des doigts alors qu’ici, je n’oublie pas, c’est interdit, pas touche au miroir, non, ne pas laisser de traces. Se souvenir du martinet rangé dans le placard de l’entrée. Par contre les deux portes qui encadrent le miroir, oui, les toucher. Les mains s’appuient, glissent, palpent le bois poli. Debout sur le lit, renifler l’odeur d’encaustique, fermer les yeux, caresser roses et croisillons gravés sur les côtés, y découvrir des reliefs incroyables, s’étonner encore une fois de la différence entre ce que je vois et ce que je sens au bout des doigts quand les roses deviennent lions, les croisillons des fenêtres ouvertes.
Quant à l’intérieur de l’armoire, deux clés en gardent le secret. Les tourner, ça résiste, cliquette. Comme les portes grincent, les ouvrir avec précaution. Entre les piles de linge pliées, repassées, parfumées à la lavande, un petit tiroir en bois clair bordé d’une bande sombre, dur à ouvrir. Tirer fort, par à-coups, pour dégager un semblant d’ouverture. Les doigts plongent dans la douceur de la soie, du velours, serpentins de rubans en satin, reliefs de dentelles, fraîcheur du métal d’une barrette de cravate et d’une paire de boutons de manchette que j’imagine en or, boite écrin molletonnée contenant une bague surplombée d’une perle ronde et lisse jamais portée et tout au fond du tiroir un minuscule livre à la couverture métallique. Le sortir délicatement en faisant une pince avec deux doigts. L’ouvrir, le déplier. À l’intérieur une ribambelle de corps de femmes nues en noir en blanc.
Étrange sensation à la lecture de ce texte… l’impression de me glisser dans la chambre de mes parents… le rapport de l’enfant, au miroir, les sensations tactiles, olfactives, visuelles… tout y est. Je baignais complètement entre les mots du texte quand la dernière phrase m’a remise dans la réalité… ici est une autre.
Merci de ce retour. Peut-être la chute n’est-elle pas appropriée ? J’ai hésité.
( l’évitement tactile de la surface interdite, le corps qui joue avec ses reflets ) Cette scène du miroir est formidable ! et le passage du visible au tactile…
J’aime beaucoup tout ce qui se joue avec ce miroir, un autre monde, une autre enfant de l’autre côté de la terre, impossible de vérifier si on ne peut toucher. La chute a toute sa place, découvrir ce qu’on ne devrait pas, le risque de la curiosité.