À condition de tout remettre en ordre, L. avait la permission de sortir de leurs petits tiroirs les objets du grand-père rangés avec un soin maniaque. Le meuble de rangement, à défaut d’avoir trouvé une place plus propice, occupait un coin de la salle de bain à côté du placard dans lequel se trouvaient des cannes à pêche en bambou refendu. Elles étaient visibles dès qu’on ouvrait la porte et leur utilité sautait immédiatement aux yeux, ce qui n’était pas le cas de la série des accessoires qui les accompagnaient. C’est tout ce matériel de pêche qui intéressait L. Un jour qu’il est seul dans la salle de bain, il ouvre un des tiroirs qui coince un peu, le tire délicatement en le faisant basculer de gauche à droite, par à-coups. Il sort des chapelets de vieux bouchons en liège et en balsa, il laisse pendre la guirlande colorée et ramène dans le creux de la main chaque boule pour les glisser à nouveau dans le tiroir. À côté, dans le même tiroir, de vieux pots en verre avec des couvercles verts renferment des appâts déjà là depuis longtemps. Ce sont des graines. L’odeur est indéfinissable : à celle, reconnaissable, des céréales, se mêlent des effluves de vinaigre. Le grand-père est décédé depuis plus d’un an mais personne dans la maison ne s’est donné la permission de liquider ce qui ne sert désormais plus. Personne ne s’est autorisé à effacer la mémoire. L. sait que ces objets, qu’il a le droit de contempler et de toucher, ne sont pas des jouets mais, parce qu’ils sont petits, colorés, énigmatiques, ils sont comme des jouets, ils sont aussi désirables. Ils sont même bien plus fascinants que les soldats miniatures en plastique ou les figurines articulées des footballeurs. Si on comprend la formule de leur assemblage, si on les associe aux cannes de bambou dont on voit clairement l’usage, on bascule de l’autre côté du miroir. Dans un autre tiroir, L. trouve des bas de lignes, des hameçons, des flotteurs, séparés par des compartiments. Il les déplace l’un après l’autre et les soupèse ; il fait rouler le fil très fin entre ses doigts, renifle la chaleur du bois, dépose au creux de sa paume le frais métal à la pointe argentée. Le tiroir du bas contient le matériel pour réparer les cannes et les émérillons. Il les aligne sur les lames du plancher, les dispose comme s’il répondait à l’injonction du grand-père disparu. Personne ne le regarde, il peut délivrer les objets de leur gangue de secrets, répéter les gestes sacrés oubliés depuis longtemps, accomplir comme un devoir de mémoire le rite ancestral. Il garde pour la fin le mystérieux flacon qui abrite un liquide argenté, une boule de mercure dont il observe le merveilleux mouvement, qu’il touche du bout des doigts alors qu’il n’ose, quand il devine les précautions qu’il faudrait prendre, la toxicité du vif-argent. Le reste se passe les yeux fermés dans une campagne en noir et blanc au bord d’une rivière. Un pas dans l’inconnu laisse basculer le monde à l’envers. Les branches des arbres nus prennent racine dans l’eau lisse comme un miroir que troublent à peine les feuilles éparses, disséminées par l’automne, dissimulant mal la forme écaillée qui se déplace dans l’ombre. Un poisson, si vif, dans un éclair argenté, fend la surface du liquide brumeux. Il ne manquera toujours que le temps pour connaître ce qui se passe de l’autre côté.
toujours délicats tes textes olivia, c’est un plaisir de se plonger dans ton univers, merci