Pendant que grand-père s’enferme dans la chambre pour faire la sieste, grand-mère fait la vaisselle, range la cuisine, puis elle vient à la salle à manger, baisse le son de la télévision et dit :
- Est-ce que tu t’ennuies, si tu veux nous pouvons jouer ensemble, on peut faire une partie de petits-chevaux.
Puis, sans attendre de réponse, elle ouvre le bas du buffet et prend le jeu, une grosse boite en bois qui lorsqu’on l’ouvre d’un côté présente un damier, de l’autre un parcours constitué de cases de couleurs. A l’intérieur de la boite il y a deux gobelets, des dés, un sachet plastique contenant des pions pour jouer aux dames et un autre rempli de petites figurines représentant des chevaux. C’est à toi de commencer elle dit et elle me tend le dé. Il faut faire un six pour pouvoir commencer. C’est assez rare qu’on y parvienne du premier coup. Il faut recommencer plusieurs fois.
Le chien dort aux pieds de grand-mère, un petit chien genre bâtard, pas très beau car il est très vieux. De temps en temps il pète et ça pue. Mais grand-mère ne dit rien.
- Encore à toi elle dit je ne suis pas arrivée à faire le six.
Parfois j’ai ainsi plusieurs coups d’avance. Puis ça y est, le dé roule et sa face indique un six.
- Je ne sais pas si je vais te rattraper elle dit.
L’horloge de la salle à manger sonne, il est treize heures. C’est une horloge fabriquée dans la forêt, plus exactement dans village de Tronçais. Elle se compose principalement d’une grande caisse en bois surmonté d’une pendule, les chiffres y sont inscrits en romain, et il y a un trou un peu carré dans lequel on place une clef pour remonter le mécanisme. Quand on remonte le mécanisme on voit les gros plombs remonter aussi lentement derrière la vitre de la caisse en bois et puis il y a aussi une grande pièce de métal ouvragé, le balancier, que l’on doit immobiliser en même temps que l’on tourne la clef.
L’horloge sonne et on tressaute, mais on fait comme si de rien n’était nous sommes pris par le jeu.
De temps en temps grand-mère dit :
- Tiens le facteur n’est pas encore passé, ou encore j’ai mal dans mes articulations il va surement pleuvoir, aller la dernière car je dois écosser les petits pois, tu es sûr que tu ne t’ennuies pas.
Derrière la porte de la chambre on entend les ronflements puissants de grand-père. Puis le chien gémit dans son rêve, il bouge les pattes, et il pète et ça sent encore super mauvais.
On joue environ une heure. Parfois plus. Puis grand-père sort de la chambre, il a les cheveux en bataille. Il vient s’asseoir en bout de table c’est sa place. Grand-mère se lève, elle va lui chercher son café qu’elle verse dans un mazagran. En passant elle monte le son de la télévision. Grand-père boit son café à petites gorgées lentement, il fait semblant de regarder la télévision, mais en fait il a les yeux dans le vide. De temps en temps il pète lui aussi mais ça ne sent pas mauvais, et tout le monde fait comme s’il n’avait pas entendu.
Vania, c’est ainsi que les grandes personnes le nomment quand elles parlent de lui, ou alors on dit pépé Jean quand on s’adresse à nous, mon frère et moi – Viens, on va aller voir maman et pépé Jean. Quand on arrive avenue des Piliers à la Varenne, il doit guetter à la fenêtre du rez-de-chaussée, c’est comme ça qu’il nous ouvre la lourde porte d’entrée de l’immeuble à peine a-t-on sonné. On s’engouffre dans le couloir et déjà on peut sentir cette odeur d’ail et d’oignon, de petits pâtés en train de frire. Pépé Jean se bourre d’ail qu’il mange cru, ce qui lui donne une haleine de chacal alors que c’est un vieux type très attentionné à qui l’on donnerait le bon dieu sans confession. Mais il ne faut pas s’y fier. Il n’est pas le vrai père de ma mère, qui est mort vers la quarantaine laissant ma grand-mère maternelle seule avec ses quatre enfants. Vania ou pépé Jean est russe. Il sait faire la cuisine russe. Lorsqu’on vient à La Varenne avec maman il prépare des pirojkis, ces petits pâtés confectionnés avec les restes de choux, de riz, de viande de pot au feu et des moitiés d’œufs durs, et bien sûr beaucoup d’ail et d’oignon. C’est bon pour santé dit pépé Jean. Quand maman et sa mère discutent dans la pièce à côté, Pépé Jean et moi restons seuls. Nous sommes dans cette pièce qui sert à la fois de chambre et de salle à manger. C’est là qu’il dort seul, sur un cosy depuis qu’une histoire de blonde flotte dans l’air ici avec l’odeur d’ail et d’oignon. Il me prend sur les genoux et me fait lire l’Assimil Russe. Il m’aide à déchiffrer l’alphabet cyrillique en mettant son doigt noueux sous chaque lettre et en le prononçant à haute voix, puis il me fait un signe de tête pour que je répète.
Aucun souvenir d’avoir jamais passé la nuit dans cet appartement de La Varenne Chennevières. En revanche nous devions venir de bonne heure le dimanche car j’ai des souvenirs de marche pour nous rendre au bord de la Marne. Des allées de peupliers, des belles façades de maisons, des portails, des jardinets, un quartier ensoleillé, résidentiel et tranquille, avec peu de commerces. Puis au bout d’une rue on aperçoit tout à coup le fleuve et de grands saules, et le ponton, les barques, l’île en face, c’est là que nous nous installons pour pêcher. On s’assoit là et on peut passer des heures sans se dire un seul mot. A la fin on rentre, on s’arrête au bureau de tabac qui est à un angle de deux rues tranquilles et qui fait aussi PMU, Il fait son tiercé et puis nous revenons à l’appartement. La table est mise, maman et la grand-mère qu’on nomme mémé Barenne fument assises, elles sont désormais silencieuses comme si notre retour avait interrompu une conversation. Pépé Jean fait mine de rien, il va à la cuisine et rapporte le plat de Pirojkis, le dépose comme un trophée sur la table. C’est délicieux. Ia lioubliou pirojkis, pépé Jean sourit sans piper mot.
Nous nous sommes levés avant le jour pour nous rendre au bord du Cher, quelque part entre Vallon-en Sully et Montluçon. La voiture est garée sur le bas-côté. Mon père ouvre le coffre et on attrape tout le matériel. Puis on soulève le loquet d’une barrière qui donne sur les champs. On devine la silhouette des bêtes là bas sous les arbres dans la pénombre, il y a peut-être des taureaux il ne faut pas faire de mouvements brusques, ne pas parler, avancer jusqu’à une autre clôture, des barbelés qu’on soulève pour passer dessous, encore quelques pas et on entend rouler le fleuve sur son lit de graviers. Mon père installe tout son attirail, plusieurs cannes à pèches munies de moulinets qu’il installe sur des piquettes de fer fichées en terre. Il bourre sa pire de tabac blond, d’Amsterdamer, puis frotte une allumette et l’odeur de tabac s’associe pour toujours à ces moments passés ensemble au bord du Cher. De mon côté je n’ai qu’une seule canne à pèche et je m’éloigne à la recherche d’ablettes, ou de petites perches, du menu fretin. Peu à peu le jour doucement se lève, on entend les premiers chants d’oiseau, l’herbe de la berge est mouillée, le fleuve s’écoule comme s’il montait soudain d’un ton avec le surgissement du jour. Il y a depuis peu un cirque qui s’est installé sur la place du village. Un soir, ma mère voulait que nous y allions avec mon jeune frère tandis que mon père désirait plutôt aller à la pèche aux anguilles à peu près au même endroit que maintenant. J’ai choisi plutôt les anguilles que le cirque, ce n’était pas si facile, beaucoup d’hésitation c’est comme ça que je n’ai pas été pour la toute première fois au cirque, mais sans regret vraiment, il y aurait surement d’autres occasions.
On resterait volontiers dans l’appartement des grands-parents, tant le texte regorge de détails dont on ne se lasse pas. Une belle façon de déplier trouvée pour cette #08. Merci, Patric, pour le mot « ablettes » que je ne me souviens pas d’avoir jamais vu écrit, mais dans la bouche du père lorsque la pèche n’avait pas donné grand chose, quelques ablettes, rien…
l’impression que cela s’enchaine sans heurt
et puis merci, j’avais oublié que j’aimais les petits chevaux, vous me les rendez
etme donner envie d’être en train de pêcher