Souvent le soir, la présence du père à l’intérieur la maison modifie l’atmosphère. Installé dans la cuisine il mange, bruyamment souvent, il faut le servir et il laisse des miettes par terre quand il tranche le pain sur sa cuisse. La lumière est haute au plafond, se balance, fait des ombres. Souvent après le repas, il tresse l’osier pour fabriquer des paniers en écoutant la radio. Ça, c’est pendant les mois d’hiver. L’été la vie se passe au jardin jusqu’à la nuit mais l’hiver il y a cette présence forte qui remplit la cuisine, nous prend un peu à la gorge et au ventre. On se tient silencieux, presque cachés. On n’a pas envie de jouer, on a rangé nos affaires et nos cartes à jouer. Surtout ne pas nous disputer, surtout ne pas le déranger. On préfèrerait qu’il n’y ait que maman. On se tait, on craint d’aller lui dire bonsoir, sa joue rugueuse où poser les lèvres, vite se détourner pour filer au lit.
Il est tout blond, tout mignon. Un petit garçon vraiment gentil et calme. Mon frère. Or ce jour-là il ne veut pas manger sa purée de légumes, à moins que ce ne soit la viande qu’il ne parvient pas à avaler et la viande coûte cher, pas question qu’on lui donne un dessert s’il n’a pas fini son assiette. Le père en a décidé ainsi. Très en colère il a pris l’enfant de ses deux mains puissantes, l’a sorti de sa chaise, l’a déposé dehors au pied de l’escalier. Il n’a pas dit un mot, il l’a juste soulevé dans un élan formidable et surprenant pour l’exclure du cercle. Et maintenant tout seul dehors, exclus du repas, séparé de la famille, l’enfant s’est mis à pleurer. Il pleure toutes les larmes de son corps. Je ressens son chagrin comme un très grand malheur, comme s’il était le mien. Je voudrais tellement le consoler. Et même qu’il pourrait mourir de ce chagrin-là. Tous les deux on préfèrerait qu’il n’y ait que maman.
Maintenant c’est l’été, il fait chaud, on est au bord de la mer. Je connais par cœur cet endroit, on y va tous les jours à la belle saison pour se baigner. Pour l’instant on est assis sur le banc en haut de la falaise juste à côté de la descente raide vers les criques au sable lisse et orangé. Il ne se passe presque rien. On ressent comme de l’attente. La mer s’est retirée loin et la lumière est magnifique sur le sable, le soleil très haut encore. Je crois que c’est un dimanche autour du 15 août et j’ignore quel âge nous avons. Tante Simone ne nous a parlé de rien mais je crois que j’ai deviné, ils ne vont plus tarder. Elle nous a gardés toute la semaine pendant le voyage des parents en Espagne et ils nous ont manqué énormément, maman surtout. Et je ne sais par quel miracle, soudain elle est tout près de moi, sa voix émue tendue heureuse, son sourire, son odeur, sa robe légère à grandes fleurs grises et blanches. Incroyable cette robe demeurée dans ma mémoire, préservée comme un bijou dans son écrin, parfaitement ajustée à son corps de jeune femme, cintrée à la taille, évasée dans la jupe et frôlant le bas du genou selon la mode de l’époque. Elle est parfaite sur elle, ne rien changer surtout. Ne rien changer à la douceur de son apparition, à la soie de la robe fleurie voluptueuse. En cet instant on n’a d’yeux que pour maman. On va retrouver notre vie.
Photographie ©Françoise Renaud, Côte de jade 2020
Magnifique, poignant, peu de mots, ils tapent, que ce soit pour dire beauté du paysage qui prend tout le corps, la présence du père, la phrase répétée qui lie les trois textes, la silhouette. Et toujours de l’émotion à la lecture. Merci, Françoise.
on revient sans cesse sur certaines scènes d’enfance et on a toujours peur de se répéter… en fait non, car le jaillissement n’est jamais le même
et ce biais des 3 thèmes proposés est une mine
on peut construire du nouveau avec ça…
merci Anne pour ton regard, ce matin
(l’émotion est essentielle, pour moi en tout cas, qu’il s’agisse de lire ou d’écrire..)
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par petites touches, avec délicatesse et rudesse aussi
impression d’avoir tout près de moi la petite fille qui parle
le père un peu ogre, le frère fragile et la mère si belle
finalement se dessine pour moi à travers ces textes Enfances une approche légèrement différente de ce que j’ai fait jusque là
conjuguer les scènes familiales et le paysage
faire se côtoyer la rudesse et la fragilité
très parlant, très vivant, émouvant, on en apprend beaucoup, sur cette famille. ce père… qui m’évoque le mien… est-ce un question d’époque… je crois qu’ils ont changé, qu’on en fait plus des comme ça… enfin, peut-être je me trompe. merci Françoise.
l’époque marque en partie certains aspects des personnages, mais qu’en est-il de l’intérieur profond ? crois-tu que les pères sont devenus admirables ? eux et les autres d’ailleurs…
la nature humaine est là, à mon sens elle ne change pas si facilement
(enfin, ce serait bien si tu avais raison !…)
la densité de l’écriture qui nous invite
la mère bien entendu et ce père… mas surtout aimé le lien soeur et petit frère, la com-passion tue
c’est à les écrire qu’on perçoit mieux avec la distance immense, l’intensité de ces sentiments éprouvés
merci Brigitte pour ton écho sincère