Joue.
Gris ennui de la valise en plastique, grumeleuse au toucher, qui s’ouvrait et c’était toujours du mauvais côté, je t’ai déjà dit de faire attention, et c’était trop tard, son contenu déversé par terre comme si dans un mouvement de rage, on avait voulu tout jeter au sol, ce qu’on n’aurait jamais osé, juste un peu de précipitation et oublier de vérifier qu’elle était dans le bon sens, cette valise, et tout tombé en vrac, éparpillés les jetons ronds, noirs et blancs, les petits chevaux aux couleurs primaires, désagréables au toucher, et qu’il faudrait ramasser, ranger chacun dans la case prévue, avec les cartons pliés en deux et glissés derrière une baguette translucide et trop flexible et qui se détacherait encore du trou dans la matière grise de la valise. Ensuite l’installation du jeu sur la table, ces gestes répétitifs englués d’ennui avant même de commencer à jouer. Jeux de société, c’est ainsi que ça s’appelle, quand ici c’est juste papa, maman. Et pour gagner quoi ? Même pas les petits chevaux, chacun le sien, de toute façon, ils sont affreux. Apprendre et faire comme on a appris. L’ennui du parcours tout tracé des petits chevaux moches, tic, tic, tic, lancer le dé sur le carton, attention à ne pas faire tomber les pions, ils sont trop légers, un rien les fait basculer, j’étais où déjà. Chez la grand-mère, c’est différent. Le jeu est tout en bois et c’est beau. Dans le feutré de la petite pièce où on se tenait, que l’on appelait salle à manger, avec son unique fauteuil qui s’inclinait, son buffet étroit à vitraux, et au milieu la table en bois, faite par le grand-père, et l’obligation de toujours la protéger, ne rien poser dessus avant la nappe, malgré toutes ses couches de vernis, les doigts délicats de la grand-mère qui montre comment faire avancer les jolis petits chevaux. L’enfant voudrait imaginer son père enfant, assis à la même table, jouant avec ses parents et la grand-mère. Elle n’y parvient pas. C’était pourtant les mêmes jeux. Le loto, sorti de la housse d’un horrible tissu noir et blanc beige comme d’avoir traversé le siècle, et qui le fera d’ailleurs, qui deviendra relique d’avoir sans doute été cousu par celles d’avant avec la machine qu’on a laissé partir à la benne. Dans le sac sonore du mélange des rondelles en bois où sont gravés les chiffres, noircies d’avoir été manipulées, il y a les cartons avec les numéros avec au dos écrit à l’encre noire « maman », « papa », « Jules » et le nom d’elle, la grand-mère de Jules, enfin pas le joli prénom d’Eléonor, mais juste « Nonor », comme il devait l’appeler, le père enfant.
Avale.
Ici la table où on mange n’est pas en bois. C’est une table de cuisine en formica avec des pieds en acier inox et le revêtement du dessus est rouge. Il est inusable. On peut tout poser dessus sans précautions. Il est rouge, même si on ne le voit jamais. À cause de la nappe à chaque repas. L’enfant ne vient là que pour manger. Tout le reste, c’est dans sa chambre. Parce que l’appartement est grand. C’est le jour du poisson. Pas parce qu’on est vendredi. Parce que le père est allé pêcher la veille. Le poisson qui rend intelligent. La mère a détaché des filets de la truite saumonée. Tiens, j’ai retiré les arêtes. Mais il en reste toujours. La fourchette de l’enfant hache tout menu minutieusement. La mère a laissé une arête. Elle en laisse toujours. Parfois même à la fourchette de l’enfant qui scrute, il y en a une qui a échappé. La bouchée enfournée du bout des lèvres et quelque part dans le méli-mélo mâché une aiguille toute fine s’est nichée. Il faudrait pouvoir tout recracher. Mange. Avale. Ne fais pas l’enfant. Le poisson qui fait grandir.
Grandis.
Elle grandit vite. Elle a de très longues jambes. Une connaissance de la mère est couturière. Rester sans bouger pour l’essayage. La peur de se faire piquer en enfilant le pantalon, la veste. Le chatouillement contre la peau. La peur qu’une des épingles se mette en travers et s’enfonce. Elle va avoir une veste en jean’s comme celles qu’on voit partout. La mère le lui a promis. Elle n’en revient pas que sa mère ait proposé cela. Ou alors cela vient de la couturière et la mère a accepté. Je peux même lui faire une broderie au dos. Elle voit sa veste qui sera identique à celles qui se baladent dans la cour du lycée avec chacune le même style de broderie. Le grand jour est arrivé, la veste déjà brodée, presque finie. Il ne reste presque plus d’épingles. C’est flasque. Le tissu est tout mou, trop fin, d’une couleur uniforme, avec une broderie particulière qui n’a rien à voir avec celles du lycée. Le pantalon ne va pas, à cause des jambes si longues. Dans les pattes d’éléphant, la couturière taillera une mini jupe. Elle la portera longtemps.
Des ordres, des ombres, des piqures, des déceptions, mais un peu de lumière dans le regard, l’appréciation des doigts délicats de la grand-mère , dans le regard qui espère, il reste la mini-jupe.
fluidité des textes qui emporte
Merci Huguette. C’est si beau ce que tu en écris, des ordres, des ombres, des piqures, des déceptions, mais un peu de lumière dans le regard. Si seulement cela pouvait être ça, avoir rendu cela. Merci.
ah ce côté vieillot de cette pièce feutrée avec étui et enveloppe en tissu horrible… bien vu…
puis les bienfaits du poisson (on aura pas droit à l’huile de foie de morue, longtemps en vogue pour la croissance des enfants)… j’ai retenu et aimé le verbe « scruter » qui symbolise à lui seul la force de cette deuxième scène
mais c’est la troisième que je préfère, cette veste en jeans si décevante au bout du compte, et le pantalon qui ne va pas ! l’adolescence nous a réservées quelques déceptions d’un genre amer…
Merci, chère Françoise, ta rigueur fait progresser toujours, mais parfois malgré le retravail on reste embourbé. Merci de ton passage. De ton avis éclairé.
et revoilà les petits chevaux (comment n’y ai-je pas pensé) et quelle belle description du cadre..
les attentons de la mère qui rendent peut-être encore plus évident le dégoût de s’y opposer
et la force des titres… on croie entendre
Toujours encourageant d’avoir un commentaire de votre part. Votre vision aiguë mais bienveillante élargit le travail accompli. Merci.