Ma mère est une personne sérieuse. Ma mère ne joue pas aux jeux de société. Tout au plus pendant les vacances d’été, le soir, après une journée de plage et de promenade, après le dîner simple de crudités ou de poissons frits que peut-être mon père a péchés (parce que les vacances, quand même, ce n’est pas fait pour passer tout son temps en cuisine). Alors, oui, on sort les cartes, les deux jeux de 52 pour le rami ou celui de tarot, ses longues cartes élégantes, décoratives, que je regarde souvent sans même jouer, juste pour le plaisir des couleurs, des dessins.
Ma mère est une personne sérieuse et sage, elle n’a pas le goût du risque. Il faut qu’elle ait du jeu pour prendre. Il faut qu’elle ait plusieurs oudlers, et encore n’est-ce le plus souvent qu’une « petite ». A trois c’est plus difficile, parfois elle se fait manger son 1, parce qu’à deux, avec mon père, nous sommes meilleurs stratèges. Je me dis que je suis plus futée qu’elle, même si j’ai du mal à tenir toutes les cartes dans les mains, même si ce n’est pas défaut d’intelligence de sa part, peut-être défaut d’attention. Ma mère est une personne sérieuse, et sage, et généreuse. Elle joue surtout pour nous faire plaisir. Et perd toujours avec le sourire.
Ma mère cuisine très bien mais refuse de jeter la nourriture. Elle a connu les privations de la guerre. Après plusieurs jours, il y a les poireaux passés qui termine dans une soupe ou dont la saveur légèrement acide disparaît sous la vinaigrette. Il y a surtout le chou-fleur qui d’un blanc de nacre jaunit en quelques jours et d’une note beurrée devient âcre, une saveur dénaturée, presque rance. Le légume sur sa pente avariée glisse vers le fermenté-infecte. Il faut finir, dit-elle. L’air sévère et la voix, aigre aussi derrière le sourire disparu. On mange en se bouchant le nez. On fait de la résistance, on refuse de le manger quand il est trop « avancé ». Ce n’est qu’à contrecœur qu’elle consent à jeter les quelques bouquets esseulés dans les assiettes.
Ma mère est généreuse, tout pour les autres. Tout pour ses enfants. Mais ce pull jaune canari en angora, d’une douceur infinie, une caresse qui en réclame une autre en échange, une tendresse pour une autre. Je ne porterai pas ça l’école. Vêtement d’intérieur au mieux, ou caché, plié au fond de l’armoire, histoire de se faire oublier, ce jaune tendre refoulé sous une pile. Non maman, je ne porterai pas ça au collège. Il y a un âge où une mère renonce aux surprises vestimentaires faites à sa fille.