Comme souvent en semaine entre dix-huit heures et dix-huit heures trente ma mère partait chercher mon père à la gare, il revenait du travail. Pendant ce temps mon frère et moi étions chargés de mettre le couvert pour le dîner, nous restions seuls dans le pavillon. La fin de journée nous trouvait un peu excités surtout s’il avait plu et que nous n’avions pas pu sortir nous défouler dans le jardin ou si la nuit était déjà tombée en hiver. Une demi-heure de liberté que nous avons souvent mise à profit pour de magnifiques bagarres. Le prétexte était vite trouvé, qui de nous deux mettra les assiettes, aura le verre bleu ou posera le rond de serviette de maman à table. Tu l’as fait déjà hier, tu n’as pas le droit de toucher et je te l’arrache des mains et tu le reprends et un coup de pied part et on se retrouve sous la table, à se tirer les cheveux.…On peut pas vous laisser cinq minutes et toi qui est la plus grande, tu peux pas montrer l’exemple.
En semaine nous dînions devant la télévision à dix-neuf heures pendant les informations, mon père était rentré du travail. Il était préférable de se taire. Revenait trop souvent le jour du foie qui fait grandir, contient du fer, des vitamines, avec de la purée de pommes de terre. Je dessine dans ma purée avec la fourchette, je prépare les bouchées en essayant d’envelopper le foie de purée, je fais tourner le morceau de viande dans ma bouche, la purée disparaît, reste le foie désagrégé en une bouillie râpeuse dont les particules s’agglomèrent jusqu’à former une boule impossible à avaler, elle reste coincée dans un coin de ma bouche et toute la purée ajoutée ne parvient pas à la faire passer. Je sais que je vais finir debout devant mon assiette, la honte de manger debout à la table familiale, « ça descendra mieux », ma serviette accrochée autour du cou avec une pince à linge.
Ce fût un jour glorieux celui où j’ai gagné le prix du meilleur déguisement à la kermesse du patronage. Ma mère m’avait confectionné un costume de dentellière en prenant modèle sur une poupée de collection. Une de ces poupées sagement rangées derrière une vitrine, en costumes traditionnels censés représenter les régions de France ou les pays, la Bretonne et sa coiffe rigide, l’Espagnole et son éventail, qu’une tante m’offrait régulièrement au fil de ses voyages et avec lesquelles il n’était pas question de jouer. Pour la Dentellière, certainement de Bruges, je portais une robe longue couvrant mes pieds, d’un tissu bleu foncé brillant, de la dentelle blanche autour du col, de la dentelle blanche dépassant des manches et de la dentelle blanche au bas de la robe. Au niveau de la taille devant mon ventre un ensemble de fuseaux bobinés de fil blanc reposaient sur un coussin d’où dépassait un ouvrage en cours…de la dentelle blanche. J’avais eu la permission de porter mes chaussures vernies noires et des collants. J’ai oublié si un chapeau complétait la tenue. L’année suivante j’ai remporté seulement le deuxième prix avec le costume de Niçoise.