Briques petites en noir et blanc, posées devant, un mur et des intervalles. Il ne faut pas que les autres voient. Briques en deux parties, séparées par un trait noir. D’un côté des points comme sur le dos des coccinelles, de l’autre, encore des points ou bien un blanc. Des rectangles debout, on dirait des livres ouverts, avec des notes sans tiges, ou peut-être des hiéroglyphes. Tu attends quoi ? C’est à toi de jouer… C’est ton tour. Pose une pièce. Pas de double six, pas de chance, un point c’est tout. Des briques en os. Un vieux jeu, un peu jauni celui d’une grand-mère qui a gardé le tout dans un tiroir. Les petites briques ont-elles servi à passer le temps des guerres ? Et si elles parlaient, que diraient-elles de l’attente, des lumières tamisées, des bruits qui restent à l’extérieur, derrière la barrière rassurante des fenêtres et des rideaux tirés. C’est déjà mon tour ? Je viens à peine de poser mon petit rectangle dans la chaîne qui s’élargit, bifurque. Pavés en os d’un chemin sur la table. Tu n’es pas attentive, il faut suivre. Je préfère m’éloigner, imaginer les rectangles debout les uns après les autres sur leur petit côté, très proches : on en pousse un et tous les autres tombent, c’est beau à voir, l’effet domino. Le tour revient. Mais comme elle est lente, elle ne fait pas attention, elle n’est pas au jeu. Alors, elle fait semblant d’être là : elle pioche un rectangle face contre le chemin de table, face contre terre. Je le tourne vers moi, il me regarde avec ses deux petits yeux noirs. On me laisse tranquille, le temps de faire le tour.
La table est mise, celle des grands jours, une nappe blanche, finement scintillante et repassée. La mère s’est donné du mal, elle est parfaite, bien repassée elle aussi. Devant les assiettes a poussé une forêt de verres que chacun tente de faire chanter en passant sur la circonférence un doigt légèrement mouillé, pour patienter. Et voilà que la mère apporte le chef-d’œuvre du jour : un cercueil de métal fumant qui déclenche un murmure admiratif. Un long couvercle masque encore le trésor, un grand brochet pêché hier par le père, un comme ceux dont il a fait sécher les têtes, trophées parcheminés aux dents aiguës pour décorer les murs près de la cheminée. Le corps cuit apparait, baigne dans une sauce au beurre blanc. Un délice à venir pour les convives. Je quitte la table sans rien dire. Elle est un peu souffrante la petite, on ne va pas la forcer. Il faut comprendre les enfants, il y a beaucoup d’arêtes. De nouveau, on me laisse tranquille. Arrêtera-t-il un jour de se pencher avec son moulinet mortifère sur le lac dans lequel vivent mes alliés les grands poissons aux corps souples et brillants, les chevaux couverts d’écailles que j’enfourche pour m’éloigner de la table.
Autour du cou, autour du monde et du temps, s’enroule mon cache-nez. Leurs voix : il ne faut surtout pas que tu attrapes froid. Je sais, ils disent que je suis fragile, le cou est un pilier qu’il faut protéger. Il y a autour de lui un chemin de ronde en laine qui pique un peu, un refuge chaud, isolant du froid et de tout ce qui coupe la tête. On peut l’étirer, faire plusieurs tours avec lui, enfouir la bouche, le nez dans l’encerclement, et bien entourée, regarder ce qui se passe à l’extérieur. Il me fait penser au cache-nez de grand-père : l’église n’est pas toujours chauffée quand il vient jouer de l’orgue ou réparer les circuits des nouveaux tuyaux. Il est assis devant la console, avec un béret, un pardessus épais et le gros serpent gris de son cache-nez d’où émergent les yeux concentrés derrière les lunettes. Mon cache-nez est différent : en couleurs. Dans le rêve en noir et blanc qui a traversé ma vie bien après, j’ai vu grand-père sortir à grands pas de la ville à la tombée de la nuit, laissant derrière lui grandes maisons et la cathédrale que j’ai bien reconnue. J’ai couru pour le rejoindre, surprise de le voir là parce que j’avais appris sa mort. Il ressemblait au jeune homme à la fine moustache d’avant la guerre, dans l’album. Il marchait à grands pas et j’avais du mal à rester à sa hauteur. Et surtout, il n’avait pas son éternel cache-nez. Surprise, je lui ai demandé pourquoi. Il m’a dit que là où il allait, il n’en avait pas besoin et je me suis réveillée, pleine de joie. Mais je suis encore petite, et on est loin d’en être là. C’est la mauvaise saison, le cache-nez est plus doux, moins volumineux, nuancé. J’en ai encore besoin.
Beaucoup d’émotion et de poésie dans vos textes
des images fortes, « le cercueil de métal fumant », « il me regarde avec ses deux petits yeux noirs »
art de partir d’un objet, les briques de dominos, le brochet, le cache-nez et de nous conduire dans cette enfance