La place — Il est un peu surpris, à la fin. Comment ce bureau encombré, désordonné, juste assez d’espace pour taper, comment cet espace un peu juste a-t-il pu faire place nette à cette grande table de goudron et gravillons au pied d’une barre d’immeubles ? Une place vide, triangulaire, par temps clair. Un peu comme aujourd’hui, frais. Avec des petits groupes ici et là, autour d’un lampadaire. On attend les bus qui arrivent en même temps d’un côté, de l’autre. Manège. On parle. Quelques noms lui reviennent, quelques visages. Mais pas ce jour-là. Ce jour-là, il lui semble qu’aucun de ceux qui l’accompagnent, qui descendent au même arrêt, non, personne n’est là. Ils devaient être là, mais pas là, plus maintenant. Reste ce triangle de goudron, cette barre d’immeuble, ce ciel très clair pour un soleil déjà bas, l’ombre et la fraîcheur.
Le bus — Quand le bus se gare, on s’agglutine devant la porte. Elle s’ouvre en deux temps, d’abord un interstice comme pour détendre les joints hermétiques, ensuite l’ouverture en grand dans un bruit de dépressurisation. Y aurait-il un sas caché ? Et puis ça monte, les pas sur les marches, le bus vacille, le groupe se resserre, la queue en tous sens, à se bousculer. Et il repense à cette artiste qui avait fait de son corps le support autant que le moyen de son art. Son nom lui échappait. Ça va arriver et c’est à elle qu’il pense. Au geste quand il n’en reste que la trace. Ses constats d’action, images et textes. Quelques mots jetés là. Une note. « mêlée | enfilades | pousser pousser | le sac | la fermeture, la languette | tirer | pousser — oh poussez pas ! — petit à lunettes | la fête | pousse | serre | languette | tire tire — mais… — y a un problème ? | pousse serre | la main | en premier sur la barre | le pied sur la marche — allez monte ! (yes !) | béquille | double » Le visage a disparu. La douleur à la cuisse aussi, mais pas celle de l’incompréhension, a priori. Elle a les cheveux fins, blonds, mi-longs, la frange sur les yeux, et une main dedans, vers l’arrière, pour les dégager. Ça doit être comme ça que le visage s’est effacé.
D’autres fois — « grondement du moteur | tremblement des vitres | le fossé, des arbres, une route | le canal | on parle derrière | on piaille | panache de fumée blanc dans le ciel | les lignes blanches à défiler | on crie | ça tire | la tête en arrière | coups secs | deux | trois | l’œil écarquillé | voilé | étouffé | panache avalé et lignes brisées | tremblées » Elle, qui avait de grands yeux clairs, argentés, le front droit dégagé par une coupe garçonne, une mèche blanche dans des cheveux bruns, des traits de velours sur un caractère de fer, apparemment. — Il y a eu aussi cet escogriffe, mèche rebelle éclatée, affalé sur son trône au fond du bus, au milieu, guenillé d’un t-shirt blanc trop grand, je me souviens vraiment de ça ? qui le traitait de… et de… et… sourire fixé, emmanché aux lèvres. « noms d’oiseaux | noms de crapauds | langue de vipère | noms de non | siège éjectable | couloir de la mort | figure imposée : dressés sur le vide – bien campé sur ses jambes – en grand écart tendues – buste droit – épaules ramassées au cou élancé – les poings devant restent fermes sous les coups de boutoir de la gueule – exorbitée – noms de non » Pas sûr d’avoir fait forte impression, sinon à moi-même. L’autre était plié. — Et une autre fois — rien à voir —, le bus à mi-parcours, garé en attendant un autre bus, les enfants venant d’ailleurs à ramener, le bus vide, lui au fond avec elle, dans un tête-à-tête front contre front comme on est main dans la main pour un bras de fer, à loucher tant les yeux sont près à près, à dire pour rien, pour rire, comme au ni oui ni non, confus, surpris, coincé. « bécot »
Texte 8.1
Texte 8.2
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