C’est à Poperinge(1) surtout, chez la mère de ma mère, en Flandres, que nous jouions à de nombreux jeux inconnus de nous. Cela se passait lors des grands rassemblements de Noël. Nous y jouions l’après-midi, dans la salle à manger où plusieurs tables couvertes de nappes blanches avaient été alignées perpendiculairement à la grande baie qui donnait sur le jardin. Dans un brouhaha de voix et de corps qui se frôlaient, la table avait été débarrassée et la vaisselle faite, les conversations étaient retombées, certains convives avaient rejoint leur chambre ou un fauteuil où somnoler. Le jour tombait vite. Dehors, parfois, la neige couvrait le jardin.
Un jeu était alors proposé. Quelquefois celui de Nain Jaune, moins souvent celui de Monopoly. Il y avait les jeux de carte. Je me souviens du bonheur avec lequel j’ai appris ces jeux, ces règles, à une table maintenant égaillée, dans une ambiance allégée, un intervalle de temps. Les cigarettes fumaient, malgré le froid, il faisait chaud, le lustre au-dessus de la table était allumé. Il y avait le jeu de Rami. Ma mère devenait à ce jeu une toute autre personne, presqu’une inconnue. Elle se montrait drôle et décidée, intransigeante. D’où est-ce que cela lui venait? Probablement enfants y avaient-elles souvent joué ses soeurs et elle.(2)
Elle jouait rapidement, sans hésitation, dans une parfaite maîtrise de toute la gestuelle. Elles tenait ses cartes en un impeccable éventail, savait les battre aussi de façon impressionnante (pour l’enfant que j’étais) et les distribuer dans un rythme et une précision qui me réjouissaient. Enfin, toutes mes tantes y montraient la même dextérité. Il régnait entre elles quand elles jouaient une étrange harmonie, pleine d’humour et d’excitation contenue. Elles jouaient. Il est possible que leur mère même, ma grand-mère, se soit parfois jointes à nous. Enfin, si elle ne jouait pas, elle n’était pas loin, assise dans son fauteuil à deux pas de la table, attentive à ce qui s’y passait, répondant à l’occasion à l’interpellation joyeuse de l’une de ses filles. Un même sang, une même féminité, une même énergie. J’essayais de jouer comme ma mère. Mais j’étais trop lente et ne pouvais m’empêcher d’hésiter. Qu’est-ce qui de cette situation permettait à ma mère de se montrer si vive, enjouée, drôle et absolument décidée à gagner? Le jeu sans doute, le jeu certainement, elle aimait le jeu. Les restes d’enfance, la confiance. La présence de sa mère. Les voix qui fusaient dans sa langue maternelle, toutes se prenant au jeu, autant que les cartes. Probablement, ma mère se montrait-elle aussi déterminée et sûre d’elle au jeu de Nain Jaune. Mais le déroulé n’en n’était pas aussi fluide que celui du jeu de carte. Avec le poker ou le bridge, que je ne n’étais pas parvenue à apprendre, on montait un cran dans le sérieux. Mon père jouait lui aussi, tout en restant extérieur, pataud et souriant. Les soeurs, la famille flamande, lui accordaient une bienveillance amusée et gentiment moqueuse. J’aurais aimé m’inscrire dans leur flux à elles. Mes cousins et cousines en étaient. Leurs voix plus aiguës, excitées, énervées, s’invectivaient les unes les autres, se fâchaient. Ils étaient plus forts que nous. J’aimais tout cela.
Quand nous y jouions, au retour, entre nous cinq, nous arrivions à reconstituer une version bruxelloise de cette ambiance, mais l’ascendant naturel de mon père reprenait le dessus, ça devenait son jeu, et ma mère retournait à l’ombre qu’elle paraissait aimer.
- Nous y allions tous les ans à Noël. Ils parlaient flamand, nous parlions français. Ils se débrouillaient tous très bien en français, enfants compris, et nous ne parlions que mal le flamand, sauf bien entendu ma mère. La famille qui se rassemblait à Noël était nombreuse, ma mère comptait six soeurs et un frère. Nous étions toujours accueillis dans un grand bourdonnement où s’exclamait en patois de Poperinge : « Ze zin do, ze zin do, de Brusselors » (« Ze zijn daar, ze zijn daar, de Brusselaars », « Ils sont là, ils sont là, les Bruxellois »). C’est une époque où le conflit linguistique en Belgique était assez vivant. Nous n’étions pas mal reçus, mon père était respecté, mais une certaine animosité se trahissait.
- Il existe une photo où trois d’entre-elles, dans de très fraîches robes, sont autour d’une table posée dans le jardin, toutes les trois si jeunes et jolies, et apprêtées, cartes à la main, concentrées sur le jeu. La photo est posée et amusante. Ma mère y est assise sur le bord de la table, à droite, une carte en main qu’elle s’apprête à poser dès qu’il sera possible. Avec sa coiffure sage, sa robe cintrée d’un ruban, elle m’évoque l’Alice de Lewis Caroll. Au centre, ma tante dans ses courts cheveux blonds a déjà son éternel porte-cigarette entre les dents. Tante Sabeth, à gauche, porte une robe ornée d’un motif de grandes fleurs noires et blanches, le visage décoré d’un léger sourire carnassier qui lui sied.
Comme ces tableaux sont enlevés et vivants ! Merci pour ces rencontres.
Merci beaucoup Catherine. C’est censé être la première partie de 3. Je publierai les autres plus tard…