Robuste, patiné et à taille d’enfant, le bureau ministre demi-caisson a statut de jouet pour qui ne sait encore ni lire ni écrire mais, par imitation ou vocation précoce, feint de noter, de calculer, de signer, de raturer, de tamponner la paperasse amassée et jalousement rangée dans ses tiroirs aux grincements efficaces: blocs Rhodia, livres de comptes périmés, papiers à en-tête, carbones et calques. Le bureau ministre demi-caisson à hauteur d’enfant donne corps aux désirs d’écritures administratives et comptables. S’il ne suggère à son occupant aucune fiction à écrire, il lui offre cependant un abris quand on le couvre d’un drap et, partant, il permet un certain nombre d’aventures. Son usage est plutôt de l’ordre de la cabane. On y aménage un semblant de cuisine ou de chambre à coucher. Il suffit pour cela d’aligner les flacons de parfum sans contenu et la dinette dépareillée, le drap faisant office de porte d’entrée.
Contrairement à l’armoire jamais bien fermée, contrairement au bois de lit n’offrant qu’un dessous sans fond, il n’y a rien à craindre du bureau ministre demi-caisson à hauteur d’enfant. Il serait même un visage ami dans le bestiaire de la chambre. De nuit comme de jour, il évoque le refuge et, pour un peu, il inviterait même à l’embarquement. Juché sur son plateau d’encre tâché, il ne serait pas impossible de descendre un Zambeze. On aurait la certitude de négocier les méandres comme on fait ses comptes, un tampon par-ci, une signature par-là. Dans les remous infestés de crocodiles, il serait un laisser passer, et les crocodiles trembleraient, ils blêmiraient, on en ferait d’inoffensifs lézards se cachant dans les souches putrides. Le bureau ministre demi-caisson à hauteur d’enfant, clame, à sa façon d’honnête fonctionnaire de l’époque coloniale, que l’ordre et la raison vient à bout de toute adversité. Fais tes comptes, pointe, pointe, ajuste et traque l’erreur, pointe, pointe, ajuste, ajuste, fais tes comptes !
Et quant à s’échouer sur un banc de sable, disons-le, c’est ce qui arrive lorsqu’on descend les fleuves impassibles. Le sel et l’humidité des mangroves l’enracineront, il retournera à son état premier et, du demi-caisson en chêne d’Europe, perceront et jailliront lianes et palétuviers. Thuriféraire des pneumatophores, centaines de milliers de doigts pointant, pointant vers le ciel, au rythme des marées, le bureau ministre à hauteur d’enfant s’ouvrira à l’expertise anoxique, comptable désormais du remugle et des remuements du monde.
A propos de Nicolas R.
Je vis au Mozambique. Prof doc de hasard (heureux) depuis quelques années. Facteur longtemps. Écrire. Pétrir. Pécrire ?
Pécrire v. tr. (3e groupe)
Étym. : De pétrir et écrire, formé sur le modèle de termes évoquant l’action de malaxer une matière pour lui donner forme. L’idée sous-jacente est celle d’une écriture travaillée, façonnée comme une pâte, qui fermente et prend du corps avec le temps. Prem. ut. : Attesté au XIIIe s., dans un fragment de poème attribué à Hugon de Belloc (?-1243) où il est écrit :
« Pécrire n’est de valour se ce n’est de labeur,
Bien vaut un mot frainé qu’un livre à l’erreur.
Qui pécrit en silence et en main ferme,
Il s’en suist au texte, que sa main étermine. »
1. Façonner un texte avec un geste physique, presque tactile, comme on pétrit une pâte. Pécrire implique de travailler les mots, de les modeler pour qu’ils prennent forme. – « Comme on retourne la terre, je pécris. Lorsque le sol se réchauffe et que les racines se déploient, les mots fermentent dans le noir et remontent à la surface comme les petites bulles d'air dans un levain » (Giono, Entretiens). 2. Retravailler sans fin un texte, le malaxer et le reformuler jusqu’à ce qu’il prenne une forme définitive, solide et concentrée, comme une pâte qui fermente pour libérer ses arômes et se structurer. – « Il pécrit, malaxant chaque phrase jusqu’à ce qu’elle prenne forme, comme une pâte laissée à fermenter, tissant ses réseaux de sens et de son, se concentrant sous la pression de son propre poids, jusqu’à ce que le texte devienne lui-même un acte complet, prêt à se déployer sous ses propres lois. » (Professeur Augustin Lavergne, Pour Flaubert, Université de Poitiers, 1869). 3.Écrire de manière viscérale, mais aussi contemplative, en laissant les souvenirs et les images du monde se distiller dans le texte, jusqu’à ce qu’ils deviennent presque indiscernables de la matière même de l’écriture. – « Pour pécrire, il faut avoir vécu, respiré le monde avec chaque pore de son corps, avoir laissé chaque souvenir se mêler à la chair du texte, que ce soit la brume d’une mer lointaine ou la chaleur d’un matin d’automne. Les mots naissent, ils s’élèvent, non pas comme des pensées, mais comme des événements vivants, façonnés par tout ce qui a été vécu. » (Rilke, Levain de nuit). 4. Écrire d’une manière viscérale, en modelant les mots comme on pétrit une matière brute. – « Je pécris, je pétris, j’écris, j’écrase, j'éreinte, je l’épaissis, je le mâche, je le crache, je le reprends, je le rend, prêt à trancher la masse » (Christophe Tarkos, Le Pétrin). – « Il pécrit la phrase, la tordille et la râpouille, la triture et l'empatouille, qu'à ses cris il s'exhultaille; il l’enroule et la dépiotte, la secoue comme un vieux linge ; il la grommelle, la martèle, la braille, jusqu’à à la fendure. Puis il la gicle, la glisse, la coupe en morceaux, la mélange et la pétrit encore. Et quand enfin la phrase s'amoncelle et soupire, il la reprend, il la bouboule et la pousse dans la fournaise » (Henri Michaux, Levain fini).
olala, formidable !
Fitzcarraldo a 4 ans, on sent déjà que ça va mal finir cette affaire