Retourne sur toi, retourne à l’enfance même s’il est difficile de savoir où ça a commencé exactement, retourne à l’objet qui n’a pas de voix et qui parle pourtant de tous ses contours | l’objet n’a pas besoin d’autre chose que son allure et sa solidité pour indiquer ou diriger le geste, l’enfant sait comment s’y prendre avec lui
l’objet est installé en bas de l’escalier sur la petite terrasse en pierres qui conduit au jardin, un corps simple et sec taillé dans une pièce de bois, pas de volume (ça aurait coûté beaucoup plus cher), juste un profilé | retourne-toi, prends le temps reconnais-le, prends le temps de lui caresser le museau comme s’il était vivant, détaille le blanc de l’ensemble de la silhouette, le noir apporté par touches naïves entre les oreilles et sur l’encolure pour symboliser la crinière et le rouge vif des deux pattes larges (peut-être empruntées à une espèce de rocking-chair pour engendrer la bascule d’avant en arrière) | vois comment il a été fabriqué avec les moyens du bord, et avec amour aussi, rien de pimpant mais tellement émouvant, ainsi dur et dressé dans cette tentative de ressembler à un vrai cheval à bascule | il est commode à grimper, juste à la bonne hauteur pour ton âge avec deux petites barres de bois vissées dans les joues pour se tenir, peintes en rouge elles aussi, et il est séduisant | il ressemble à une vraie monture sur laquelle on se juche et on devient grand | il fait partie des géants, il emporte loin par-dessus les collines et donne à frôler les nuages | flatte-lui l’encolure en guise de récompense, ah le brave petit cheval, et là tu t’aperçois de la blessure | une pièce de zinc a été rapportée sur chaque face pour réparer la tête trop fragile, durement malmenée, toute une série de petits clous suffisamment rapprochés pour consolider la structure | peu importe à qui il avait été offert, le père l’avait conçu dans les années soixante avec ce qu’il avait de meilleur en lui et dans ses pognes, d’ailleurs l’objet bascule encore dans la poussière du grenier avec une partie de son corps consolidé, sorti au jardin et nettoyé l’été dernier pour le grand bonheur de l’arrière-petite-fille qui l’a couvert de baisers, tout de suite devenue folle de lui | retourne sur toi, retourne à l’enfance, retourne à ses murmures de poussière et à ses rires et à ses plaisirs, et dans ton rêve chevauche encore les mers et les landes inoubliées avec l’océan qui rugit pas bien loin
Photographie ©Françoise Renaud, Côte de jade 2004
Emouvant souvenir, ce jouet, bien pensé et fabriqué avec amour qui franchit les générations.
merci Noëlle pour votre visite…
je vais aller vous découvrir…
oh ouiu
« fabriqué avec les moyens du bord, et avec amour aussi, rien de pimpant mais tellement émouvant, » et tant aimé
non mais c’est tout simple…
et bien contente que tu l’aies aimé toi aussi, ce pauvre cheval à tête cassée…
d’ailleurs je me demande ce qu’il est devenu pour de vrai…
Oh, tant de fini et d’adéquation entre forme, fond, émotion pour ce texte. Le paragraphe du début pour introduire, comme annoncer où l’auteur nous emmène. Comme l’enfant se rattache aux petites barres de bois vissées dans les joues, on sait qu’on ne sera pas lâché en pleine lecture. Ces barres verticales et ces impératifs. Et « le père l’avait conçu dans les années soixante avec ce qu’il avait de meilleur en lui et dans ses pognes », vraiment fort. Merci, Françoise.
ton passage, Anne, comme toujours qui enchante le texte, lui donne un autre relief, permet de mieux voir l’effort à écrire des lignes et des histoires qui tiennent la route et répondent au mieux à ce qui est demandé
on est toujours si démuni, à chaque fois on part de rien…
Tu as l’art d’enchevêtrer la déconstruction de l’objet et l’émotion, les réminiscences
le titre « chevaucher les vents « est très beau.
je ne pensais pas du tout à cet objet
c’est en commençant à me mettre dans le bain et en me réclamant de me retourner qu’il est réapparu, et à chaque seconde un peu plus… je l’avais oublié
(je tente de conserver un lien via la photo à mon vrai pays d’enfance…)
« retourne à ses murmures de poussière » c’est beau!