Samedi, fin de journée
– Je suis exaspérée
– Ce n’est alors pas le jour
– Non, en effet, mais c’est le dernier
– Dernière minute
Je cherche la voix de mon père, je le vois. Je me souviens de sa voix. Quelque chose de sa voix est là, fragile, nécessitant une attention extrême, une tension. Qui ouvre un point particulier de l’espace, de l’espace de l’attention, où quelque chose de sa voix revient, revient à l’existence, qui s’entend à peine, une évocation s’élève dans l’espace de la pensée. Qui se juxtapose à une image de lui qui s’impose, vive et forte. Etrangement, je le voix vois, penché sur le tiroir d’une commode de son atelier*, cheveux blonds, blancs, barbe blanche, sa peau, la peau de son visage, un peu épaisse, les pores un peu dilatées, le nez, un peu rouge, ce genre de choses que tu vois, que je vois, que tous voient, ainsi qu’il est fait, sa peau claire, la peau claire, oui, rose, j’entends alors quelque chose de sa voix, je ne sais quoi. Et son rire. Tu t’en souviens, tu l’entends? Oui, son corps qui se plie, les bras qui se tiennent le buste, les yeux qui se frisent. Je me souviens. Ses lunettes argentées, les dernières. Je superpose tous les âges. Peut-être ce qui est resté grâce aux photos. Et de sa voix, je ne sais que dire. Que je fais exister en moi, qui vient se confondre avec la mienne. Je l’entends, là, qui inarticule. Papa, j’entends pas. Parle plus fort. Visage clair, franc, ouvert. D’une chose qu’il aurait dite, j’aimerais me souvenir, rien. Tu vois, rien ne vient. 2023 – 1996. Bientôt 30 ans. Et ma mère. Sa voix. Peut-être encore moins. Tu ne la confondrais pas avec la tienne? Je ne la confondrais. Évidemment, reconnaissable entre toutes. Tu ne la confondrais ? Je ne sais finalement si. Penses-tu que je puisse distinguer ma voix de la sienne? Mais oui. Mais oui. Ecoute, ce qui ne résonne nulle part, dans ta tête, ce qui n’est même pas moignon de voix, un moignon, trognon, de voix, une trogne de voix, ce qu’il reste, c’est la sienne, entre toutes, bien la sienne, de la tienne, bien séparée. Une instant, je l’entends. Nos voix séparées. La sienne, claire. Elle, entendue. Evocation du cristal. Evocation de son être, son être oiseau. Licence poétique. Est-ce que je vois son visage, les yeux baissés, ses cheveux foncés, ses cheveux plaqués, attachés bas sur sa nuque, ses longs cheveux noirs que nous ne voyions jamais détachés. Son beau nez, sa beauté. Sa voix? Que dit-elle? Quels mots as-tu retenus d’elle? Les mots, ça n’est pas la voix. Non, non, je ne confonds pas. Il y a. Un certain reste de voix. Vidé de mots, mais pris du mouvement de ses phrases, les volutes, un reste en nuage où subsiste précieux quelque chose de ses résonances, les résonances de sa voix, son timbre clair. Les mots, c’est autre chose. Elle dit « C’est raté ». Ce qu’elle dit. Son angoisse. Oui. La tienne. Oui, oui. Rien de plus à dire? Rien. Ta mère dit : « C’est ma faute ».
Te manque ? Cet impalpable de leur corps? Ni plus, ni moins. Que. Et puis qui le sait, ce qui manque. Ou pas. Ce qui pleure à l’intérieur. Ou pas. Ce qui s’accommode de ces manques. Ce qui se construit. Qui sait ce qui reste, où ça se retient, comment. C’est inscrit. En toi, c’est inscrit, la voix. Qui le sait. Dans quelles séparations intimes, quels corps existés, inconnus. Hors d’atteinte?
Tu sais, je cherche.
La voix de ma tante. Est la première des voix qui te soit revenue, en fait. A l’énoncé de l’exercice. Oui. Sa voix joyeuse, vive, grave, rapide. Sa bouche, marquée par les rides, ses lèvres, qui bougent, s’ouvrent, se ferment, mastiquent soft les mots qui lui sortent, sa voix qui dans les airs envoie des sons joyeux, rauques, dans la rocaille de son accent et de la cigarette. De sa gourmandise. Oui. La finesse de ses lèvres, tu t’en souviens. Oui. Par où se projette le filet doux de sa forte voix. De l’intérieur du corps vers le dehors qu’elle ouvre. Son rire, ses petits yeux bleus, son petit nez. Autour de ses lèvres, qui viennent y mourir, des milliers de petites rides verticales, sur tout son visage, les rides. Parsemé de rires rides. Chaleureuse. La voix? Oui. Marquant bien les mots, les syllabes, en use comme d’une rampe en corde, assurée. La peau un peu bronzée, bonne mine. Les cheveux courts et blonds, platine. Les cheveux platines, oui. Une voix qui s’élève sans peur, une voix qui rassemble, qui organise, qui entraîne. Une voix nombreuse et qui prend l’espace, une voix, tu le sais, qui donne la voix. Qui la donne de l’avoir prise, de la prendre. Qui te la donne. Que tu veux faire entendre à ton tour. Que d’autres la prenne.
De ma mère la voix aurait été première. C’est ce qu’on dit. Je l’imagine. Et je m’imagine attachée à elle par le secret de sa voix. Ce qui un temps nous aurait liées. Sa voix venue, m’envelopper. Venue nue t’envelopper. T’habiller. M’habiller. Dans les plis de sa voix. Une voix secrète? Une voix de secrets, de murmures. Un voix pour consoler aussi.
Ta mère, c’est la voix qui manque. Aussi. Ca se laisse dire. Aussi, ta voix, la tienne, se confond avec son silence, à elle. Voix silencieuses. Il y eut un temps, le vôtre, un temps à vous deux, à vous avant tous les autres, toi et elle. A vous toutes les deux. Lorsque vous étiez elle et toi seules. Les tissus de sa voix. Tu as grandi.
Tes parents. Vos voix. Pendant un temps, vos voix à trois. Ce trio. Deux ans (de babil). Ensuite, tes frères.
*
On ne parle pas des voix que tu continues d’entendre? Il s’agit de l’enfance. Aussi des voix à l’origine de la formation du surmoi. Les voix qui interdisent, grondent. Ton père te gronde? Et ma mère se réfère à mon père, renvoie. De la mère sa voix renvoie à la voix, à l’aboi du père. Grave, le père gronde. Souvent, il ordonne le silence.
Elle ne moufte. Laisse dire.
Mère aime, Père aime. Ils aiment. Nous aimons. Nous nous aimons. Souvent, j’haime. Un peu beaucoup à la folie pas dut.
Peu souvent considère-t-on les voix détachées de ce qu’elles articulent. Aujourd’hui, c’est ce qu’il me reste. Tu as pourtant encore le sens de l’interdit. Tu l’as dit. Et quel sens. Aucun autre, même. Tu fais à toi seule la voix qui interdit. Je fais toutes les voix, à moi seule. A soi seule, les voix. Il continue d’y avoir les voix violentes. Les voix insensées. Tu crois qu’il y un lien? De quoi à quoi? De la loi à la voix? De la loi à la violence ? La loi vient dans la voix. Qui ne veut pas la loi? De la voix? Plutôt que du texte de la loi ? C’est par la voix que la loi ne cesse de s’articuler.
La voix qui échappe à la loi, comme tout ce qui est du corps. Pas tout ce qui est du corps. L’excès de la voix.
Retour à l’enfance. Retourne à l’enfance, à l’objet de l’enfance, de ce qu’il subsiste des voix de l’enfance. Tu voudrais radoucir l’image de ton père. Qui avait un grand sens de l’interdit. Dis-moi, comment se dégage-t-on de ça? De quoi? Du goût de ce qui est bien et de ce qui est mal, de ce savoir-là, moral, de ce débat. Ce débat de voix? Tu voudrais radoucir l’image de ton père. Tu l’as dit grondant. Ajoute : débattant. Un père fortement débattant, porté au débat. Ajoute : intéressant. Voilà. Tu as dit sa peau, la clarté de sa prunelle, le goût tendre de sa voix. Tu l’as dit. Dit un mot sur son angoisse. L’angoisse dans sa voix.
La voix parle de celui qui dit les mots, renseigne, donne corps. Tu sais, le corps, celui qui n’a pas voix au chapitre. La voix échappe à celui qui parle. Dit au-delà ou en deçà.
La voix incarne et excède. A la loi aussi bien qu’au corps qu’elle étend aux airs, aux airs, et à tous les airs.
Tu voudrais dire quelque chose de clair, net et définitif sur la vois voix et tu ne trouves pas? Non je ne trouve pas. Sur le petit grain de la voix. Je voudrais, oui, dire, et tout calmer. Tu entends une voix quand tu écris. Oui, souvent j’écris pour entendre une certaine voix.
Qu’as-tu manqué de dire? La voix en retrait de ta mère. La façon qu’elle eut de prendre sur elle le péché du monde, le poids de la voix, de ce qui contrevient à la loi. Par son manque incarner ce que la loi ne peut prendre en charge.
Tu sais chérie, une fois de plus, on n’a rien dit.
* Le tiroir au fond duquel était caché les lettres de leur rencontre, à ton père et à ta mère, ainsi que tu l’as écrit, qu’il a été écrit dans le chapitre sur les armoires. Les lettres que tu as extraites, dont tu as dénoué le noeud qui les ceignait, et que tu as lues. Qu’elle a lues.
Un joli concentré d’instantanes. Merci Véronique
Merci Élise !
Beaucoup beaucoup de choses. Des choses fortes et belles — je retiens l’enveloppe de la voix maternelle, et son temps d’exclusivité — je retiens la voix et la loi — je retiens le corps sans voix — et le grain de la voix de l’écrire… Et puis la forme dialoguée, vive et nuancée (et le retour des majuscules ?)
Les majuscules, oui. Pas vraiment décidé. Qui disent ce qui vient, ce qui revient, ce qui se rajoute, ce qui se conquiert, se rajoute encore. Dire l’annonce, ce qui s’annonce, puis ce qui vient s’ajouter encore, s’annoncer encore. L’effet d’entraînement. Les phrases courtes, qui ne s’attardent pas, toutes dans ce mouvement du souvenir. Je crois que c’est ça les majuscules… Merci pour ton passage Christophe. Ta lecture. Moi-même ennuyée d’avoir écrit si vite, en last minute. Comme si le sujet, cet objet de la voix, les traces qu’il laisse, les marques, ne valait pas un peu de travail, ne valait pas de s’étendre. Comme d’ailleurs, tu l’as fait. Tu as su saisir l’opportunité. Merci. Ce que tu as écrit, découvert hier -je ne lis pas avant d’avoir publié moi-même-, m’a nourrie. J’ai retravaillé, le ferai encore. Enfin, j’espère. Bon dimanche.
Tu as écrit juste, tellement juste. C’est écriture forte, qui entraîne, qui parle à chacun, ces phrases courtes, ces interrogations, ces négations de ce qui vient de s’écrire. Voici un texte magnifique. J’y reviendrai le lire encore. Merci.
Merci beaucoup Anne. J’étais très découragée, persuadée que je devais retravailler ce texte, je le crois encore, mais n’ayant pas trouvé la ressource d’y retourner. De la chance que tu sois passée, ça me fait beaucoup de bien, vient à point, merci.
Passée te lire, Véronique. Je ne suis pas ce cycle et ne connais pas la proposition à laquelle ton texte se lie, mais ce n’est pas un souci. J’ai aimé ton retour sur les voix, paternelle et maternelle, ce qu’on devine des sujets. Une voie qui s’efface, l’autre qui gronde et des accords – au double sens de se mettre d’accord qui joue quel rôle, et quelle musique entend-on ? Quelque chose du journal ouvert, presque. Bonne suite !
Merci Nolwenn, texte difficile, trop difficile sans doute…