Sa voix passe par les traits de son visage doucement incliné : photo en noir et blanc, cœur de l’ovale posé sur une étagère de la dernière chambre — visage d’une jeune fille, ma grand-mère, douceur du sourire lointain. Elle flotte dans l’odeur de cuisine qui s’échappe d’une fenêtre voisine. Elle raconte à sa manière l’oiseau bleu de Maeterlinck, éveillant en un battement de paupières le ciel de Reims et le parcours initiatique. Elle revient à la lumière du petit film muet : sur ses lèvres on voit qu’elle compte un deux trois avant de se laisser tomber dans l’herbe fraiche avec les enfants qu’elle a embarqués pour une farandole éphémère au milieu des années trente. Aucun enregistrement d’elle mais elle s’est échappée de ma bouche le jour j’ai écrit la chanson des carillonneurs en pensant à elle née dans le nord tout tinte Tournai Béthune Cambrai Valenciennes en dentelles père, tel fils et la mère tressant le saint cordon qui protège encore la ville en liesse. Elle sort du non-dit : dans le creux, on retrouve les notes de sa traversée, dix ans en quatorze, vingt-et-un quand elle se marie, quatre enfants et le répit de l’entre-deux guerres, trente-cinq ans en trente-neuf pour la deuxième monstrueuse déclaration. Elle ne se plaint jamais quand tout est ruiné elle chante un deux trois je m’en vais au bois et je suis trop petite six ans après le grand désastre pour qu’elle en dise davantage. Dès qu’on grandit un peu, elle est le murmure de ce dont on ne se souvient pas quand on joue à faire le bruit du papier en remuant les feuilles mortes des dernières promenades tout en lui donnant la main. Elle faiblit et le sifflement du vent mauvais sort de ses poumons attaqués par tout ce qui étouffe. Elle se tait à cinquante-cinq ans j’en ai huit mais les pianos des autres parlent encore pour elle. Et aussi grand-père quand il réalise que sa petite-fille aînée a bien grandi et qu’il peut lui confier, — parce que devenue adolescente, elle lui écrit de longues lettres —, ses secrets de faux sévère — celui qui avait appris à rester durement sur la réserve, dans l’éducation d’avant— et sa douleur. Il n’a plus rien à perdre : il dit sa beauté, ses grands yeux pleins de brume, sa voix de musicienne qu’il cherchera jusqu’au bout à retrouver, démultiplier, célébrer. A rejoindre. C’est pour elle qu’il a collecté partout de nouveaux tuyaux destinés à l’orgue dévorant. C’est pour elle qu’il a ajouté des claviers, décuplé les échelles sonores, les nouveaux circuits, les improvisations, les scintillements des voix sous les voûtes —jeux d’anche, jeux de fond, bourdons, gambes voix célestes et mutations. Et lui à son tour a fait silence. Écoute. C’est par là qu’elle revient : elle est le son de la pluie qui verse ses larmes sur l’estragon et les soucis dans le tout-petit jardin de la rue Noël. Elle est la voix qui encourage à ne pas avoir peur sur le manège du monde. Elle est l’oiseau bleu et le son du petit nom qui la porte jusqu’ici : Mano. Elle emprunte aujourd’hui-même la voix de sa petite-fille aînée, devenue à son tour grand-mère paternelle d’une très petite-fille à qui un jour elle parlera de Mano en passant par l’oiseau bleu, l’orgue, le manège et la pluie.
beau parmi tout
« Elle se tait à cinquante-cinq ans j’en ai huit mais les pianos des autres parlent encore pour elle » et le grand-père
Magnifique