Mais qui sait ce qui peut arriver quand on a assimilé en soi la lune tout entière ?
Sekiguchi, « Manger Fantôme », p.13
Je n’avais pas lu un livre en entier depuis Denton. Et encore. Il avait fallu que je me fasse une violence. Que je m’enferme, du début à la fin. Je m’endormais toutes les deux pages. Je m’énervais contre moi-même. Quoi ? Tu as choisi l’auteur, tu as choisi ces études, tu as choisi d’être là et tu es incapable de le lire, lui aussi ? C’est quoi ton problème à la fin ? Va ramasser des cocos et arrête de faire chier tout le monde. Trouve toi une cabane loin des autres et arrête de faire chier tout le monde nom de dieu !
Hier soir, en rangeant la table du dîner, au moment de tout poser sur le plan de travail en inox, je l’aime bien ce plan de travail, tellement que je l’ai, lui aussi, encombré de tout un tas de choses : vaisselle propre, vaisselle sale, légumes en train de pourrir car « je vais tout nettoyer, tu me connais, attends un peu, quand ça va me prendre… ». C’est vrai que quand ça me prend, je finis assise au sol à nettoyer chaque centimètre carré à l’éponge après avoir nettoyé chaque chose présente et vue tombant sous mon obsession du « tout ». « Tu commences à un bout et tu finis à l’autre. » Voilà la consigne. C’est pourtant simple. Je n’avais qu’à faire cela pour qu’elle me laisse tranquille. Alors pourquoi ne le faisais-je pas ? Pourquoi y avait-il des jours où, dix minutes avant qu’elle ne rentre je me mettais à tout briquer compulsionnellement, comme si chaque objet nettoyé pouvait m’éviter un coup ou une remarque ? Pourquoi ne faisais-je pas simplement ce qu’il fallait faire à l’heure dite ? Un jour, je me suis rendu compte dix minutes avant qu’elle ne rentre que je n’avais rien fait, ni la vaisselle, ni. Je me suis mise à tout ranger dans le désordre, à laver les lapins immobiles et froid sur l’étagère au-dessus de l’évier de la cuisine en priant pour qu’elle ne regarde pas derrière les lapins immobiles et froid. J’en étais au micro-onde quand elle est rentrée. J’ai essayé de faire moins de bruit tout en continuant, pour gagner des objets faits, je peux finir au moins le micro-onde, je peux y arriver. Puis elle est passé devant la porte ouverte de la cuisine pour aller directement au salon. Je me souviens de mes bras qui tombent le long de mon corps. Rien ? J’avais presque envie de me dénoncer moi-même. « Regarde !!! je n’ai pas fait ça et ça !!! Regarde !!! ». Mais rien. Je n’ai rien dit et elle est allée dans le salon, sans jamais tourner la tête en direction de la cuisine. Je ne me souviens de rien après ça, sauf du vide dans moi, du froid ? oui, du froid.
Donc, hier soir, pendant que je posais tout ce que j’avais trop pris sur la table du salon quand le pot de cornichons mal fermé m’a coulé dans la manche, jusqu’au coude. J’ai fini de ranger tout, je suis allée fumer une clope, puis deux. En fumant, sur le palier de la porte, je me sens bien, j’aime ces moments seuls. J’aime à croire que c’est une des raisons principales pour laquelle j’aurais du mal à m’arrêter de fumer. Tous ces moments où je peux enfin me retrouver seule. A imaginer, penser, comment je pourrais tout changer, sauver ce qu’il y a à sauver, sans jamais que ça m’inclut moi, pour moi je sais bien qu’il est un peu tard. J’hésite quand même pour la deuxième clope d’affilée. J’ai quand même dit que j’arrêtais cet hiver, ce n’est pas très sérieux. Oh et puis merde, je n’ai pas eu assez de temps sur ce palier, au froid, sous la pluie. Je reroule une clope et je repars là où je peux faire des tas de choses incroyables. Pendant que je fume la deuxième clope, je renifle un peu la manche de la petite veste que Blanche m’a offerte pour la maison. Elle pue vraiment le vinaigre. Je la mettrais à laver demain, là je peux pas, j’ai pas le temps, je sauve le monde !
Elle pue vraiment, vraiment quand même.
Et mon bras avec.
Je vais la mettre à laver tout de suite.
Non, après le deuxième clope je veux dire.
Non, demain.
Non, pourquoi demain ? Elle pue là maintenant. Et si j’attends de la laver demain, peut être l’odeur aura-t-elle du mal à partir.
Oui, mais j’ai la flemme. Demain.
C’est pas de la flemme, tu le sais bien.
-Alexia !!!!
Il m’arrive, de temps en temps, de m’invectiver comme ça, toute seule, par moments. La première fois que Blanche l’a entendu, elle a simplement été surprise. Puis elle m’a demandé ce que je me disais.
Parfois un « ferme ta gueule » m’échappe. Là, je ne pouvais plus lui mentir. Même plus par omission.
Je vais finir cette clope, puis je vais rentrer et mettre cette veste à laver, avec le Damart du dessous qui a du prendre cher aussi, je me laverais peut-être même bien le bras aussi, qui sent le vinaigre aussi.
Je souris.
Il n’y aura jamais personne pour comprendre ces petites victoires là, peut être mon psy, encore faudrait-il que je les lui raconte.
Hier soir, avant de me coucher, j’ai enfin fini Triste Tigre entamé la veille sur les conseils de mon psy. On était allé l’acheter directement, Blanche me l’a offert. A la libraire, j’ai dit comme une enfant aurait raconté sa blague du matin : « c’est mon psy qui me l’a conseillé !!! », elle a répondu « c’est que ce doit être un bon psy. ». J’aurais voulu ne pas faire la vanne sur son nom, mais c’était trop tentant. C’est comme ça que je l’ai choisi, sur son nom, pour un psy…c’était trop tentant.