#enfances #06 | D’entrailles et d’outre-temps

Les voix d’avant devaient être plus denses et pâteuses. Plus homogènes, on imagine. Le temps qui ne presse pas, rien que le cours des choses à mettre en mot quand c’est utile. Avant la radio, avant la télé, avant l’internet. On se faisait un vocabulaire pour toujours, un petit réservoir de blague à sortir à l’occasion et les nouvelles pas bien fraîches commentées à l’ombre d’un clocher.

Les voix des dessins animés, celles des films à la télé, en cassettes, en DVD, en Streaming, doublés puis en versions originales, la publicité, les séjours en colonie de vacances, les séjours linguistiques, le collège unique, la chanson anglophone, la musique classique, les profs de fac, l’apprentissage tardif du portugais, infusent dans nos voix. Tiens, la manière de soulever le sourcil pour marquer son incompréhension ou son désaccord en rentrant légèrement son menton, c’est pris dans les séries américaines, les gamins en raffolent. « seriously », une vraie épidémie. Dans leurs voix, il y a combien de voix maintenant qui se mêlent ?

Des voix remontent quand on devient parents. Ce sont les plus anciennes. La pâte des voix denses a dû fermenter en nous. Devenir père les appelle. Elles deviennent appropriées. On les trouvait ringardes avant. Maintenant, c’est comme un héritage qu’on s’approprie et qu’on transmet.

Les voix qui comptent sont celles qui ont résonné à l’oreille de l’enfant qu’on était alors qu’il la collait contre une cage thoracique. On s’étonnait des vibrations. On collait, on décollait l’oreille pour faire la différence. La voix qui vibre dans les entrailles, c’est la voix qu’on n’oublie pas et qui continue à travailler en nous. Elle est déformée, incompréhensible, mais elle n’appartient qu’à nous. Ce n’est pas la voix qui est adressée. Nous en sommes l’interlocuteur secret.

À combien de voix étaient exposés mes arrières grands-parents ? On ne se déplaçait pas à plus de 50 kilomètres de sa ferme si une guerre ne nous y forçait pas. La voix étrangère devait être celle de l’instituteur, mais on n’allait à l’école que de façon assez irrégulière, et on la quittait tôt. On imagine qu’il devait y avoir, dans chaque patelin, une homogénéité des voix. Il me semble qu’on pouvait encore en entendre des traces dans celles des grands-parents. Mes arrières grands parents devaient avoir la voix de leurs propres arrières grands-parents. Les différences individuelles devaient être minimes, liées à des déformations physiques, au tabagisme ou à l’alcool. Même expérience de vie, paysan, même village, mêmes influences. Se peut-il qu’ils aient éprouvé la nostalgie des voix éteintes, eux aussi ? De la voix des entrailles, oui, sans doute.

Pour nous, c’est autre chose. Notre vie est, suivant le point de vue, soit enrichie, soit envahie de millier de voix. Retrouver les voix éteintes, ce serait peut-être déjà faire taire en nous toutes les autres. Et peut-être chercher en nous ce qui résonne encore des leurs.

Pour retrouver une voix éteinte, on demanderait à une intelligence artificielle : femme, fille de paysans, Bresse, arrêt des études à 9 ans, a quitté à la ferme à 14 ans, s’est mariée à 19 ans, appris à lire et à écrire à 24 ans, premier poste de radio au domicile à 25 ans, premier poste de télévision à 40 ans, a travaillé dans des maisons bourgeoises, a gardé des enfants à domicile, fumeuse depuis l’âge de 13 ans, seuls voyages conséquents : Paris et la Normandie. À aimé Édith Piaf et, plus tard, Michèle Torr, était accroc à l’émission de divertissement Les chiffres et les lettres, aimait la réglisse… Ce ne serait sûrement pas suffisant.

Avec nos enfants, on emploie des expressions qui nous viennent d’avant, singeant la grand-mère qui avait alors conscience de singer la sienne. J’ai plaisir à transmettre ça. Les gamins rigolent. Ils sont intrigués. Je n’ai pas grand-chose à ajouter, pas d’archéologie linguistique à creuser. Ce sont des expressions qui survivent, qui viennent de loin, mais d’où exactement ? On ne sait pas, et on ne cherche pas à savoir. Quand la grand-mère disait cela, elle le faisait avec tendresse et pudeur. Sans doute allait-elle puiser cela dans sa propre enfance.


Regarde tes sœurs ! On tournait la tête, c’était des vaches.

Les grands-mères ne parlaient plus patois. Ce n’était pas une vraie langue pour elle, et pas un plaisir de la pratiquer. On imagine aussi que trop de mauvais souvenirs y étaient attachés. L’une était économe de ses mots, un esprit tragique, dépressive un peu tous les jours. L’autre était un vrai moulin à parole, dépressive ponctuellement, mais jusqu’à l’hospitalisation. Les deux roulaient les R, chacune à leur façon. Le patois c’était l’enfance. Aucune n’en avait la nostalgie.

Les voix thoraciques sont avant tout celles du père et de la mère. Mais ce n’était pas des voix de mots, des vibrations tout au plus. On ne saurait en parler.

A propos de Nicolas R.

Je vis au Mozambique. Prof doc de hasard (heureux) depuis quelques années. Facteur longtemps. Écrire. Pétrir. Pécrire ? Pécrire v. tr. (3e groupe) Étym. : De pétrir et écrire, formé sur le modèle de termes évoquant l’action de malaxer une matière pour lui donner forme. L’idée sous-jacente est celle d’une écriture travaillée, façonnée comme une pâte, qui fermente et prend du corps avec le temps. Prem. ut. : Attesté au XIIIe s., dans un fragment de poème attribué à Hugon de Belloc (?-1243) où il est écrit : « Pécrire n’est de valour se ce n’est de labeur, Bien vaut un mot frainé qu’un livre à l’erreur. Qui pécrit en silence et en main ferme, Il s’en suist au texte, que sa main étermine. » 1. Façonner un texte avec un geste physique, presque tactile, comme on pétrit une pâte. Pécrire implique de travailler les mots, de les modeler pour qu’ils prennent forme. – « Comme on retourne la terre, je pécris. Lorsque le sol se réchauffe et que les racines se déploient, les mots fermentent dans le noir et remontent à la surface comme les petites bulles d'air dans un levain » (Giono, Entretiens). 2. Retravailler sans fin un texte, le malaxer et le reformuler jusqu’à ce qu’il prenne une forme définitive, solide et concentrée, comme une pâte qui fermente pour libérer ses arômes et se structurer. – « Il pécrit, malaxant chaque phrase jusqu’à ce qu’elle prenne forme, comme une pâte laissée à fermenter, tissant ses réseaux de sens et de son, se concentrant sous la pression de son propre poids, jusqu’à ce que le texte devienne lui-même un acte complet, prêt à se déployer sous ses propres lois. » (Professeur Augustin Lavergne, Pour Flaubert, Université de Poitiers, 1869). 3.Écrire de manière viscérale, mais aussi contemplative, en laissant les souvenirs et les images du monde se distiller dans le texte, jusqu’à ce qu’ils deviennent presque indiscernables de la matière même de l’écriture. – « Pour pécrire, il faut avoir vécu, respiré le monde avec chaque pore de son corps, avoir laissé chaque souvenir se mêler à la chair du texte, que ce soit la brume d’une mer lointaine ou la chaleur d’un matin d’automne. Les mots naissent, ils s’élèvent, non pas comme des pensées, mais comme des événements vivants, façonnés par tout ce qui a été vécu. » (Rilke, Levain de nuit). 4. Écrire d’une manière viscérale, en modelant les mots comme on pétrit une matière brute. – « Je pécris, je pétris, j’écris, j’écrase, j'éreinte, je l’épaissis, je le mâche, je le crache, je le reprends, je le rend, prêt à trancher la masse » (Christophe Tarkos, Le Pétrin). – « Il pécrit la phrase, la tordille et la râpouille, la triture et l'empatouille, qu'à ses cris il s'exhultaille; il l’enroule et la dépiotte, la secoue comme un vieux linge ; il la grommelle, la martèle, la braille, jusqu’à à la fendure. Puis il la gicle, la glisse, la coupe en morceaux, la mélange et la pétrit encore. Et quand enfin la phrase s'amoncelle et soupire, il la reprend, il la bouboule et la pousse dans la fournaise » (Henri Michaux, Levain fini).

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