Tombée à terre, la roue du vélo déviée par une pierre, le sang coulant sur sa jambe, à trois kilomètres de la maison. Tombée à terre. Personne ne sait où je suis. J’ai dépassé le territoire autorisé. Arrachant un bouquet d’herbes j’essuie le sang. Le soleil va descendre dans le ciel bleu me badigeonnant de teintes multicolores comme une grande couverture. La lune pointant son premier quart et dialoguant avec lui. Bientôt je vais me relever et repartir sur la route bordée de platanes. Pédalant avec fougue, fermant ouvrant les yeux émerveillés devant la fuite des arbres s’animant dans une poursuite singulière.
Tombée à terre pourtant. Elle ne sait évaluer la gravité de sa blessure, elle tente de la minimiser en chassant le sang coulant encore. Personne alentour, inutile de crier, d’appeler. Elle ne le désire pas de toute façon. Pourquoi ? Volonté de s’en sortir toute seule. Tombée à terre. Elle regarde le ciel en l’implorant de la secourir à l’insu de tous, un dialogue avec l’univers dont elle rêve d’approcher le mystère, elle se dit que cet accident devait lui arriver pour ressentir à ce point des sensations inconnues jusqu’ici, des vibrations comme si elle baignait et se dissolvait dans des notes de musique.
Elle essaie de revoir en images ce qui l’a conduit là sur cette terre herbeuse. Sur la ligne droite de la route peu fréquentée, elle aime fermer les yeux, se lancer un défi de tenir le plus longtemps possible. Aujourd’hui elle a tenté de tenir plus encore. Une pierre sur la chaussée qu’elle ne peut éviter dans l’obscurité de ses paupières closes provoque la chute sur le bord de la route. Si la pierre n’avait pas été posée là elle aurait poursuivi son chemin, jusqu’où, jusqu’à quel risque peut-être pour sa vie.
Mais pourquoi enfourche-t-elle à cet instant son vélo alors que le sang coule encore et pourquoi ferme-t-elle encore les yeux, que cherche-t-elle ? La voilà qui ouvre ses yeux, augmente sa vitesse, ne se dirige pas vers le village mais vers la garrigue. Et je perçois ses sandales bleues, son short blanc, ses cheveux courts, ce qu’elle ressent, une griserie nouvelle, un sentiment de liberté, une solitude apprivoisée. Elle n’a pas le temps d’observer les fleurs sur le talus ni même d’entendre les grives musiciennes.
Elle a neuf ans. Elle passe son temps sur son vélo bleu ou dans le grenier. Explorer, prendre des risques, elle sait qu’elle le peut car elle a de bonnes fondations, elle peut résister. Elle revient à la maison, pose un pansement et songe aux prochaines aventures. Pas de peur, juste reconsidérer le temps de fermeture des yeux.
Tombée à terre, se relever bien droite, elle le découvrira sous d’autres formes dans plusieurs villes où elle s’installera les années suivantes. Aujourd’hui, trouble devant ces mots posés les uns à côté des autres, surgissement d’une réminiscence qui rend ma peau plus vivante. Pourtant les goélands raillent, la mer gronde, le monde se barbarise, résister pour et avec tous les tombés à terre.
La chute engendre l’expérience, enclenche un désir d’aventure…
et quel joli choix que ce « tomber à terre », qui m’évoque outre le Chemin de Croix (sourire), un autre verbe : « résister »
Je garde ce fragment qui illumine le final du texte : « surgissement d’une réminiscence qui rend ma peau plus vivante. »
(finalement une petite visite surprise après l’écoute en 20 minutes de la proposition et l’écriture en 30 ! je viens de poster…)
te retrouve avec plaisir
ce vélo bleue me hante toujours