Longer, ce n’est pas longer, c’est se retenir à, ou s’appuyer sur.
Elle longe les maisons, barrières, clôtures, pilastres et les différents gris foncés du trottoir, plaques de métal ouvragées comme des napperons crochetés qu’on aurait moulés dans la pierre.
Elle longe, elle se retient ou elle s’appuie. Je ne le saurais que plus tard et je ne peux rien lui dire.
Son regard n’est jamais assez vaste. Empêché, incapable de capter le ciel qui existe pourtant, trop grand trop haut, incapable de déchiffrer le nom de la rue sur le panneau, signes complexes, inaccessibles à l’œil trop bas. Empêché à cause du manque d’affirmation. Elle ne s’affirme pas. Elle longe, s’appuie, comme on godille. Une longue dérive, ce qu’elle aura vécu comme un manquement ou une erreur, un ratage, un non-accomplissement.
Je pourrais lui dire maintenant : c’est ce geste-là que tu vas continuer, que tu dois continuer. On n’échoue pas à dériver.
J’aurais sûrement l’air vieux et péremptoire, inaudible avec mes phrases courtes comme des ordres. Elle ne comprendrait pas, ou mal, mais elle sentirait que je suis amicale peut-être.
Elle n’a pas l’amitié, pas d’autres qu’elle à considérer comme ami, présence amie, pas d’amitié y compris pour elle-même.
Entre temps, comme les tiges de joncs, osier tressé des paniers, dessous, dessus, qui trament et tissent, passent dessus dessous les balustrades en fer forgé avec leurs virgules rouillées et noires, leurs feuilles d’acanthe, et les petits valets de cœur pour fermer les volets, peinture défaite, et les pâquerettes survivantes du bitume, et puis, derrière une vitre, une orchidée, un cadre, une lampe, ou mieux, pressées contre le verre et le rideau replié, écrasé, les boites colorées de la cuisine.
Elle n’a aucune idée de l’histoire.
C’est toujours un surgissement qui n’imprime pas, qui ne fait pas expérience, toujours repris depuis le vide, le départ, à zéro.
S’il est écrit « Café au 1er » au-dessus d’une fenêtre, elle est incapable d’imaginer la devanture ancienne et les gens attroupés, la terrasse là où une voiture s’est garée ce matin. Toujours ce surgissement impossible, empêché. Il manque les corps, comme à elle il lui manque.
Elle n’ouvre pas les yeux, et pourtant elle voit tous les détails. Il manque le passage. Il manque le seuil. Je ne peux pas l’atteindre pour elle, à sa place. Elle traversera le seuil, elle entrera, sans savoir qu’elle y entre. Nous allons nous rejoindre un jour, je ne sais pas quand.
loser doucement lui prendre la main sans la brusquer et lui dire é les tiges de joncs, osier tressé des paniers, dessous, dessus, qui trament et tissent, passent dessus dessous les balustrades en fer forgé avec leurs virgules rouillées et noires, leurs feuilles d’acanthe,… » à la longue peut-elle vera-t-elle en même temps… Encore faut il l’apprivoiser
(sens que suis sans doute en porte à faux là)
C’est vrai qu’on n’échoue pas à dériver. La petite fille en a le sentiment, pourtant. C’est beau cette idée d’un jour se retrouver, que les difficultés de
l’enfant et les inventions de l’adulte pour y faire face puissent encore avoir des choses à s’échanger, se dire.
Les superpositions de temps, le seuil absent, son franchissement. Quelque chose de ce cinéaste dont j’oublie le nom, qui fait de la méditation aujourd’hui, Lynch!
Je vois combien je suis influencée dans ma lecture et dans mon déchiffrage par les textes que j’ai lu de toi cet été et par ton manuscrit… sans doute ne suis-je pas sur la bonne piste ? peu importe après tout, le texte livre ses subtilités et on le longe lui aussi, on y godille, on y dérive en fonction aussi de ce qu’on a en tête au moment où on lit
longer, s’appuyer
il y a comme une difficulté à avancer
et il n’y a pas de porte, il n’y a pas de seuil, c’est comme dans un rêve…
J’aime beaucoup ces entrelacements, impossible à « je » de lui dire à « elle », comme impossible de raccourcir le chemin pour grandir, parcourir forcément les étapes.