Joué, triché, soufflé, touché. Gagné.
Joué comme si le jeu avait déjà commencé ou allait se terminer. Jouer. Sans se soucier du temps. Jouer sans fin. Pas plus que de début. On n’apprend pas à jouer. C’est le jeu qui nous prend. La vie au devant. Vivre pour jouer, et non jouer pour vivre.
Joué. À vos marques, prêt, partez ! Visé, lancé, touché ! La balle au prisonnier. Le chat est perché. Sauter par dessus les moutons. Énumérer le soleil. Devenir statue. Bouger et devoir recommencer. Soufflé n’est pas joué ! La dame capturée. Le roi décapité. Le fou mangé par le cavalier. Touché, coulé ! Batailles et palais inventés. Surgissement fascinant de l’imaginaire de l’enfance. Espace infini. Les enfants jouent dans la cour d’école.
Criant, riant, courant, sautant, à cloche-pied à quatre pattes ou pas chassés. Debout, couchés, roulé-boulé. Éternité. Figée.
L’univers déroulé — comme le planisphère qui est affiché dans la classe — tout entier entre leurs mains.
Jouer. Partout. Toujours. Tout le temps. Tout ce qu’il reste du temps. Ne pas savoir faire autrement. Peu importe le temps : infinitif ou participe passé. L’enfance ne se conjugue pas de passé. Ici, on ne peut pas être et avoir été. Car maintenant le présent est seul roi.
Traverser en diagonale la cour jusqu’au préau.
La sonnerie résonne. L’instant est suspendu. Haut et court. La maîtresse attend déjà derrière les carreaux. Les corps s’arrêtent, les joues rougies et les cheveux tout parfumés de vent. Il faut rentrer en rang. Deux par deux.
Adieu châteaux, bateaux, moutons, chats, princesse et rois.
Joué, mordu, perdu, battu.
Le noir du tableau a vaincu.
Grandir. Pourquoi grandir ? La maîtresse a écrit le verbe à l’infinitif.
Grandir. Blanc sur noir. À la verticale du tableau. Et la craie qui hérisse les poils de mes avant-bras.
Maintenant, elle répète les syllabes, ponctuant chacune d’un coup sec de sa longue baguette de bois rigide.
Au fond, l’écho des voix enfantines comme un chœur monotone. En canon.
Pas un vrai canon ! Non, seulement le faux ! Un simple jouet qui ne tire que des boulets noirs en plastique. Inoffensif.
Grandir. A peine appris. Déjà effacé par l’éponge humide. Aux oubliettes. Un autre mot a pris sa place.
Mais pourquoi apprendre ? Est-ce une règle ? Existe-t-il une loi ? Dictée par les rêves de postérité d’un roi. Fou, assurément.
Devant moi, le dos immobile et sévère de la maîtresse. Devant elle, ses rêves ne sont plus que le pâle reflet de mes yeux bleus. Les siens sont grands ouverts sur le tableau noir. Elle s’est juré de ne jamais écrire les déceptions, les regrets, l’amertume, la peine, la colère, l’abandon et la perte. Tous ces mots, pourtant bien réels. Epinglés dans la spirale de ses cheveux. Sévère chignon. Comme une couronne aux épines de bois. Aux couleurs trop sombres des cauchemars. Odeur de brûlé. Enfouis au plus profond des nuits sans lune. Noires d’encre.
Faudra-t-il à mon tour m’enfermer dans ce donjon à jamais hanté, tourmenté par ces fantômes ? Puis m’oublier ?
Je frissonne. Pose mon stylo sur le cahier vierge. Grand ouvert comme deux grandes ailes blanches. Une colombe passe. Éclair vert dans le bec. Je me refuse à croire — je n’apprendrai pas — toutes ces paraboles. Mensonges ! Ce n’est assurément pas cela, grandir.
Dehors, le vent chasse en cercles concentriques les feuilles déjà brunes sous le préau.
Elles forment à présent une petite montagne qui cache le mot ciel. Écrit à la craie blanche tout en haut de la marelle.
Où est parti le bleu ?
Je voudrais devenir ces feuilles rouges. N’emporter que mon cahier. Selon le jeu de la lumière, les feuilles savent prendre des reflets d’or.
Oui, il s’agit bien de ces feuilles ! Celles-là mêmes. Là-haut. Tout en haut de l’arbre que l’on a planté — il y a si longtemps — au milieu de la cour. La maîtresse vient d’épeler les syllabes de son nom. Mais je n’écoute déjà plus.
Quel est le nom de cet arbre ?
Il ne le sait pas. On ne lui a pas appris.
Peu importe. Il s’en moque.
Lui veut juste être la feuille qui balance à la cime de l’arbre. Juste apercevoir l’horizon bleu derrière le préau gris. Alors seulement, il aura grandi.
Il s’imagine… Ses lèvres récitent silencieusement ses mots à lui.
Peu de mots.
Les seuls mots qu’il connaisse par cœur.
Ensuite, la salle de classe disparaîtra dans le tourbillon de ses rêves.
Il se lèverait sous le regard incrédule de ses amis puis s’en irait marcher sans peur sur la longue route poussiéreuse bordée de champs dorés et ondoyants de lumière, entrecoupés de fines lignes de pelouses vertes rayonnant jusqu’à l’horizon. Du vent plein les oreilles et le front au soleil. Brûlant.
Ce n’est qu’une histoire. Son histoire.
Le temps viendra où il la racontera à son tour. Ses yeux seront encore bleus.
Mais il ne sera certainement plus un enfant.
Superbe texte. Merci Géraldine.
« Du vent plein les oreilles et le front au soleil. »
☺️
« Elle s’est juré de ne jamais écrire les déceptions, les regrets, l’amertume, la peine, la colère, l’abandon et la perte. Tous ces mots, pourtant bien réels. Epinglés dans la spirale de ses cheveux.Sévère chignon. Comme une couronne aux épines de bois »
« Lui veut juste être la feuille qui balance à la cime de l’arbre »
c’est magnifique Géraldine. Merci
Merci Raymonde!
un élan, un sautillement joyeux dans cette cour où ils jouent « sans fin » et on joue aussi, on sautille « Jouer mordu perdu »
et puis soudain le verbe Grandir qui survient, un point d’ancrage, un mot qui compte soudain et donne sens au texte. « Grandir, pourquoi ? »
le passage au IL m’a beaucoup surprise !
mais j’ai continué à marcher sans peur à ses côtés « sur la longue route poussiéreuse bordée de champs dorés et ondoyants de lumière »
Merci Francoise,
Oui, le il m’a surprise moi même et puis j’ai aimé la prise de distance qu’il amenait …. Si c’était un elle que tu attendais, j’aime mélanger les genres et le il me va bien☺️