La commode du salon. La télévision est posée dessus. Toujours éteinte. La tapisserie aux larges fleurs de laurier a été choisie par C. il y a si longtemps. Les fleurs roses éparpillent leurs pétales sur le mur tout autour. Un bouton de laiton manque sur le premier tiroir de la commode. Celui qui est tout en haut. C. fait une drôle de gymnastique avec ses doigts lorsqu’elle cherche à l’ouvrir. Elle tire d’abord de chaque côté de la façade. Le bois craque. Le tiroir s’entrebâille. Quand l’espace est assez large, elle y faufile le bout de ses doigts. Le tiroir ne proteste plus. C. range ici son papier à lettre – le beau, qu’elle garde pour les grandes occasions (celui avec les grands lys blanc qui grimpent le long des feuilles) – quelques bibelots, un petit sac de grains de lavande séchées. Il n’y a rien de très intéressant dans le tiroir du haut. Le tiroir du bas, quant à lui, n’a pas perdu son beau bouton de laiton brillant. Pourtant celui-ci est presque aussi dur à ouvrir. D’abord parce qu’il est très bas. Il faut se plier en deux pour l’ouvrir. C. tire fort. Parfois le tiroir vient tout seul. Parfois il se coince. Tout de travers. Ses vieilles coulisses de bois gémissent quand C. d’un coup de rein le remet bien droit. On ne l’ouvre qu’à moitié . Il est vraiment très lourd et très chargé. On a peur que de trop l’ouvrir il tombe. On ne l’ouvre pas tous les jours. Il faut qu’une occasion se présente. Alors C. Se dirige vers la commode. Sans but précis, juste pour le plaisir de farfouiller : me dit elle avec un clin d’œil. Ses lèvres, sur son visage sillonné de rides comme deux pétales de plus à la tapisserie. Elle se penche, tire, réaligne, ouvre puis s’écarte pour me laisser voir. Il fait sombre là dedans. Pêle-mêle, dans un joyeux bazar les albums de famille. De toutes les tailles de toutes les couleurs. Rien n’est assorti. Certaines photos sont en vrac dans des boites en fer blanc. C. sort celle que nous lui avons offert l’année dernière – remplie de biscuits dorés – qu’elle a conservée pour y ranger les photos. Elle me laisse caresser le carton grainé des photos des grandes occasions. Ce sont les plus précieuses. Il faut ouvrir le carton bordé d’un liseré doré pour découvrir la photo grand format sur beau papier glacé, bordé de dentelures blanches. Les quatre coins sont glissés dans des petites encoches prévues à cet effet et ma paume les retrouve, pointues au verso, là où est noté le nom du photographe en caractère noirs et strict. Je me laisse bercer par la voix de C., le bruissement des feuilles de soie placées entre les pages que l’on tourne avec délicatesse Parfois C. retourne une photo. Parfois il y’a une date, un lieu, un nom. Parfois il n’y en a pas. Elle me montre du doigt des visages, me répète des noms, cherche les lieux, dépoussière ses souvenirs, quitte à broder un peu quand il y a des trous. J’aime ce joyeux bazar. Mon corps lové contre le corps chaud de C., j’écoute enregistre tous les précieux détails. Il y a des photos de moi. Un moi que je peux reconnaître aussi sûrement que si j’étais devant un miroir. Et aussi un moi d’il y a si longtemps. Tu n’as pas changé : les yeux de C. sont une caresse sur mon visage. Je n’ose pas la contredire. Au fil des photographies qui s’étalent sur le tapis autour de nous, C. tantôt souris, tantôt raconte, tantôt se tait, l’air songeuse. Voilà pourquoi j’adore les jours où on ouvre le tiroir tout en bas de la commode. C’est toujours fête. On retrouve les visages connus. D’autres que l’on ne connaît pas. Capturés par le présent. Les courbes reconnaissables des corps des vivants. Et celle des morts que je ne connaîtrai jamais. Pèle-mêle. Les morts et les vivants. Ils sont en train de jouer, de sauter, de marcher, de manger, de sourire ou de danser. Ils se frôlent, se touchent, s’enlacent, s’embrassent, chantent, racontent, discutent, rient.
Je n’aime pas regarder ceux sur les photos dans les grands cartons blanc. En général ils sont morts . Leurs yeux noirs et blancs transperce le papier comme s’ils cherchaient obstinément à savoir qui je suis.
« C. fait une drôle de gymnastique avec ses doigts lorsqu’elle cherche à l’ouvrir. Elle tire d’abord de chaque côté de la façade. Le bois craque. Le tiroir s’entrebâille. »
Sur la commode de ma grand-mère aussi il manquait un bouton de laiton.
Merci Géraldine pour C. elle
Merci Ugo de tes lectures ! 😊