La salle à manger de ma mère était mon terrain de jeu les jours de pluie. Du chêne lourd, lisse, qui sentait la cire deux fois par an pendant une semaine. Aujourd’hui encore, cette odeur m’écœure et me rappelle les rares journées où les meubles m’étaient interdits. Nous n’étions pas riches. L’ensemble de bois noble était revendiqué comme un témoin des bienfaits de l’économie. Franc par franc, mon père avait épargné de quoi émerveiller sa jeune épouse. Elle prenait soin du cadeau avec acharnement.
Bien sûr, je me glissais sous la table pour y vivre de tumultueuses aventures : escalade, poursuite, grotte, montagne, labyrinthe. Bien sûr, je rampais de chaise en chaise comme autant de ravins à franchir. Mais de part et d’autre du radeau des péripéties se dressaient deux monstres : un buffet vaisselier où trônaient, visibles, d’affreux vestiges en étain et une commode haute.
Mes premières explorations se sont contentées de jouer avec les glands bordeaux suspendus aux clés noires. J’enfonçais mes petits doigts dans la robe de fils rouges puis je les faisais rebondir au creux de ma paume. J’envoyais danser ces dames légères tantôt contre la porte de l’armoire, tantôt en pirouette autour de la clé. Lassée de la valse, je tournais alors sans relâche les clés écoutant toutes les nuances du grincement. Grouik, grouek, groék, groooïk. Jusqu’à ce que la voix agacée de ma mère interrompe l’expérience sonore. Je me lançais sous la table, glissant entre une forêt de chaises hostiles. Hun hun. En nage, je déboulais au pied de la commode de l’ouest. Deux armoires en bas, deux tiroirs, deux armoires en haut. Je mettais tout ma délicatesse à tourner les clés à gland pour qu’aucun bruit ne trahisse mon expédition. J’avais du talent. Ici bas, rien de bien intéressant. J’identifiais même le danger de m’attarder au niveau inférieur. Là étaient rangés avec méthode les verres à vin, les coupes et un coffret en ébène refermant un service complet de couverts en argent dont on me jurait qu’il intégrerait mon trousseau. J’associais la promesse à l’évidence d’un mariage lointain. J’abandonnais vite l’armée de cristal.
Entre les étages, les deux tiroirs contenaient les vrais trésors d’enfance : les albums photos. J’en saisissais un ou deux, l’un après l’autre, lourds dans mes bras frêles et je les déposais par terre. Assise au sol, je caressais les couvertures de velours, les côtes de tissus et la plaquette en fer qui ne trompait personne : « Photos ». Parfois, je tombais sur les photos de moi bébé, de mes anniversaires, de mes larmes, de mes fous rires, de mes poses à l’école maternelle, de moi devant le sapin, cougnole en main, de moi en train de manger des pâtes ou de câliner jusqu’à la mort ma poupée couverte de bic. Je me trouvais mignonne. Puis je me plongeais dans le mariage de mes parents, cherchant à reconnaître des figures inconnues que je n’avais jamais vues. En les tournant, les pages, épaisses et cartonnées, faisaient un bruit de scotch décollé. Les photos étaient rangées sous un fim plastique. La chronologie n’était pas une exigence absolue. Pourquoi faire après tout ? On se souvient rarement du passé dans l’ordre. Je laissais les albums par terre, happée par les armoires du haut.
Trop petite pour atteindre les clés, trop petite pour m’y servir sans permission, je rêvais de son contenu : du chocolat, des Smarties, des barquettes à l’abricot, des Kinders. Des Kinders ! Ma mère cachait là la Tentation et les Tourments. Je fermais les yeux et ma bouche se collait au tube de carton pour avaler d’un coup les pastilles colorées. Ou je dépeçais la marmelade orange de son biscuit avant de la laisser fondre contre mon palais. Je déshabillais l’œuf à surprise avant de séparer en deux ses coques maudites. Une figurine ou un avion à construire ? Je regardais avec appétit les sièges qui m’auraient permis de gagner 50 centimètres et d’entrer dans la réalité de la gourmandise. Oserais-je ?