Ne pas se pencher sur son passé, ne pas vouloir retourner en arrière, ne protège pas toujours. Je n’ouvre pas les tiroirs, ni les armoires, encore moins les albums photos, mais ça peut me rattraper quand même. C’est peut-être le plus dur d’être attrapé par hasard par les souvenirs. Difficile d’expliquer le peu d’envie que j’ai de me replonger dans le passé, l’impression sans doute que cela m’ensevelirait, m’empêcherait de m’intéresser au futur. Pas envie d’en parler. Un jour peut-être.
Je sais parfaitement ce qui m’a conduit à Grizzly Man,le documentaire de Werner Herzog paru en 2005. Tout à la fin de son livre « vous passerez comme des vents fous » Clara Arnaud que je lisais pour le classement des finalistes d’un prix littéraire, tout à fait par hasard donc, indépendamment d’un choix de lecture que j’aurais fait, Clara Arnaud le citait. Clara Arnaud donc, l’autrice, fait revenir son personnage de fiction sur ses souvenirs de jeunesse lorsqu’elle regardait en boucle Grizzly Man avec son père. J’ai voulu y aller voir. C’est là que les souvenirs sont revenus sans être convoqués devant ce jeune homme inconscient qui veut vivre comme les ours et se filme parmi eux. Il ressemble à mon frère, même coupe de cheveux, même carrure d’athlète, même sourire un peu arrogant, même décontraction face au danger, même vêtement trop léger pour le froid. Timothy Treadwell, c’est mon frère qui n’est jamais allé en Alaska, mais en aurait sûrement rêvé s’il avait vu le film. Comme il rêvait devant Dersou Ouzala, ou Jeremiah Johnson. Vivre dans la pleine nature sauvage avec juste ses capacités humaines et sa fragilité ; endurer le froid, la faim, la soif ; admirer les immensités désolées et vides de toute présence humaine ; sentir le vent, la pluie, la neige, la nuit ; braver le danger, se mettre en danger ; avoir peur, se faire peur ; voir le soleil se lever, entendre les bêtes toutes proches ; faire un feu et se sentir vivant.
J’ai regardé deux fois Grizzly Man, le documentaire qu’a fait Werner Herzog en mêlant films de Tim Treadwell et interview de ses proches, puis revu Dersou Ousala d’Akiro Kurosawa, puis Jeremiah Johnson de Sydney Pollack. Tout revenait. J’avais 12 ans à nouveau, puis 13, 14, 15,16, 17 et je campais avec mon frère dans une tente en tous points pareille à celle de Tim Treadwell de plus en plus loin des bases familiales, j’avais froid, les pieds mouillés, envie d’un café et d’une cigarette que mon frère m’interdisait. On buvait l’eau des torrents, on n’avait rien à manger. Je dormais dans le foin d’une grange après une randonnée bien trop longue pour moi.La nuit me faisait peur, mais j’en aimais les bruits, les souffles, les frôlements. Les grands espaces, la solitude, l’effort physique, le vent qu’on sent sur la peau, l’inconfort et la liberté. Tout me revenait, tout me tentait à nouveau. Ce quelque chose de dérisoire et de grand qu’il y a à se confronter aux éléments naturels pour parfois apercevoir, ou entr’apercevoir un animal, une plante rare. Ou sans autre raison que d’aller au bout de ses forces, comme si tout le reste nous condamnait à l’étouffement lent, mais sûr. Ça nous tient cette envie de tester nos limites face à la nature, ça fascine, ça fait rêver. Tim Treadwell était une sorte de vedette montrant ses films dans les écoles et donnant des conférences.
Tim Treadwell a été dévoré par un ours en 2003 alors qu’il campait avec sa compagne. Sa caméra a encore enregistré l’attaque de l’ours. Mon frère s’est tué en 1989 en montagne pour un pas de trop qu’il a fait, pour une photo peut-être. Tim avait 46 ans, mon frère 36 ans seulement.
oh la note finale (j’avoue que je ne connaissais pas Grizzly Man par ailleurs)
Merci Brigitte. Il faut aller voir le documentaire de Werner Herzog, vraiment fascinant. Notre bibliothèque reçoit Clara Arnaud et je suis chargée de son accueil parce que personne ne voulait le faire. Je n’avais pas lu son livre. Le hasard fait parfois bien les choses.
Merci pour ce texte qui commence par dire qu’il ne fait pas et finit par faire, par ce détour si précieux, ce qu’une œuvre faite par un autre peut nous renvoyer en pleine figure de nous. C’est très beau
Merci Line.