Disons les poussins du poulailler. Où d’autre aurais-je entendu cette idée de la poule les œufs les poussins, où aurais-je pris cette envie prématurée de donner vie. Les œufs sont restés longtemps au chaud dans des chaussettes de laine sur l’étagère de l’armoire. Évidemment, des poussins allaient en sortir, une fois par jour j’allais surveiller l’émergence de vie, l’armoire avait une serrure fragile dont j’emportais la clé avec moi, pas question que les poussins s’enfuient ou, pire, que quelqu’un les surprenne avant moi. Ils sont restés longtemps là, oubliés et je me souviens d’une séance de questions sur la trouvaille d’œufs en cet endroit improbable. Déçus de la fécondation, m’auriez-vous, par vengeance ou clairvoyance, enlevé l’envie ou l’opportunité de, plus tard, donner vie, j’ai du mal à y croire, auriez-vous été si puissants, souvenirs de loin. L’enfance serait joyeuse heureuse tendre insouciante, je n’en crois pas un mot : la moulinette à souvenirs malaxe tout ça, en fait une pâte dure, du béton peint en rose contre lequel se fracasser. Souvenirs d’enfance vous m’effrayez et je voudrais avoir perdu la clé de toutes ces portes d’armoires, que ces étagères vous engloutissent et que jamais je ne vous retrouve. Je suis né à 28 ans, de cela je me souviens, l’armoire aux œufs m’avait suivi. Ce serait un beau souvenir : ouvrant ses portes, j’ai vu des poussins jaunes piaillant dans un immense champ bleu et flottant au loin une immense banderole au nom de liberté et j’ai couru, couru, je cours encore. Non. Seulement senti la possibilité de fin d’une vie par procuration, par identification où je ne comptais pas trop. Ce dont je ne veux pas me souvenir c’est de mon inexistence, ma transparence, ma solitude, ce que j’ai regardé longtemps comme tellement banal, ce qui m’a amené à ce jour où je me suis dit là tu es né, avant c’était un échauffement. Mais j’ai bien dû exister, prendre des décisions d’enfant, mettre un pied devant l’autre, avoir des amitiés, des inimitiés. Derrière la double porte de l’armoire d’angle, celle que tu ouvrais le soir pour déplier sur la table à rallonges la lourde nappe grise et sortir délicatement les pièces de jeu de la boite orange qui s’ouvrait comme un plumier, les placer côté blanc vers la nappe, points cachés, en faire glisser six vers chacun qui les redressait prenant bien soin de ne rien montrer. Ces soirs de Toussaint, gagner ou perdre importait peu, la douceur de la vieille maison, la calme chaleur du poêle, rien ne paraissait devoir passer, le cimetière était derrière nous, les dominos notre salut pour l’éternité. Derrière la porte arrondie, ces souvenirs plus doux, tu crois ? Va falloir fouiner. Double six, c’est moi qui commence.
Ça fait quand même débat, l’enfance, ça pose un sacré problème, je suis d’accord. Le nombre de textes dans lesquels, depuis le début de ce cycle (clin d’œil à « Grizzly Man », notamment), j’ai lu de la réticence (de la répulsion voire)… Sans doute c’est elle qu’il faut, aussi, explorer
Pas envie d’y retourner et, en même temps, c’est là
C’est bien ça le dilemme de cet atelier. Elle doit bien avoir un nom cette non envie d’y aller voir et c’est bien sûr ça qu’il faut aller travailler à travers les consignes. On dit une fois ouh la la ça fait peur et on y va. Après, est ce que j’en ressens l’urgence ? Y’a rien qui m’oblige à en être. Bonne soirée, Christophe.
Ni urgence ni obligation bien sûr (et même : au contraire). Cependant nous en sommes
(parce qu’il y a quelque chose à écrire ? ou qui ne demande qu’à se faire écrit ?)
« d’y aller voir »… malgré tout – Ces Dominos de la Toussaint ont éclot (pas les œufs cachés dans leschaussettes ) merci pour les images et les questions ( voilà re-surgie la feutrine verte de la petite table bancale et les rectangles à dos noir)…
Travailler la non envie d’y aller voir. C’est tout à fait ça, oui. Monter au grenier, descendre à la cave. A reculons. Quand toutes les images, tous les parfums, tous les souvenirs, tous les objets nous poussent dans l’escalier. Merci Bernard, Christophe, Nathalie : vos questions aident à marcher dans le noir. Merci.
Ces dominos, c’est ce qui me vient le plus vite quand je pense à l’enfance et c’est ce qui me fait penser que d’enfance il y a souvenir. Nathalie, les tiens se retournaient sur une feutrine ? Ugo, tu as raison, il nous faut inspecter cave et grenier. Merci
Je n’ai pas de souvenirs d’enfance. Jusqu’à l’âge de douze ans… (Perec). Alors, où mettre la barre ? JMG
J’aimerais rencontre quelqu’un né à zéro an. J’aurais plein de questions à lui poser, de surprises à lui soumettre. Merci JMG.
« ce qui m’a amené à ce jour où je me suis dit là tu es né, avant c’était un échauffement. » – beau de l’avoir su
Il y a des signes, études hasardeuses, mariage, métier convenu, … ça sent pas bon. Merci Brigitte.
J’aime beaucoup cette histoire d’oeufs mis à couver, cela dit tellement de ces espoirs d’enfant qui n’ont pas toutes les clés.
L’envie d’y aller ou de ne pas y aller, c’est toute la question. Comment faire de la fiction à partir d’éléments documentaires et que le documentaire alimente la fiction (je viens de revoir Sans toit ni loi). L’enfance telle que nous nous la racontons aujourd’hui est une fiction, la fiction à travers laquelle nous voyons le monde.
Merci pour ton passage Danièle.