Il y a eu ce tissu liberty que tu as sorti d’un sac en plastique. C’était un gros pochon qui venait peut-être de chez Marie Junior, Jumelle ou Monoprix. C’était un sac en gros plastique où ta mère avait emprisonné tout un tas de tissus et de cet amoncellement, tu avais sorti ce tissu liberty. Le sac en plastique était enfermé dans une belle armoire très travaillée. Une belle armoire du Perche ou de la région angevine, de Chassant ou de Deneze-sous-Doue. Dans mon souvenir, ce devait être une bonnetière. Nous devions avoir onze ou douze ans, je ne me rappelle plus bien et maintenant que tu es décédée, tu n’es plus là pour me rappeler une partie de mon enfance. Tu as toujours été plus hardie que moi. Chez moi, on disait que tu étais démerde. Tu te défendais bien dans la vie et tu voulais faire quelque chose de ce tissu liberty. Tu avais des envies de coussins. Un pour toi et un pour moi. Il manquait du molleton pour faire l’assise du coussin. Ça, il me semble qu’on a trouvé ça chez moi, enfin chez mes parents, dans un autre sac en plastique. Tu avais des envies de couture alors nous sommes allées chercher le molleton chez moi avec l’accord de ma mère puis nous sommes retournées chez toi pour faire ces drôles de coussin en tissu liberty. Il y avait aussi un tissu rose thé, un rose que nous aimions beaucoup toutes les deux. En fait, c’est toi qui as tout fait. Moi j’ai toujours été maladroite et je n’avais pas ton expertise en matière de décoration. Déjà chez toi ce goût pour la déco alors que moi, ce qui m’intéressait, c’était la lecture. Nos univers différaient sur ce point là mais nous nous retrouvions sur le rose et les petites fleurs. C’est toi qui as découpé ces grands carrés. Tu l’as fait proprement alors qu’avec moi, ça aurait été de guingois. De ces grands carrés, tu as assemblé ces coussins pour y mettre le molleton et tu as fait la couture finale qui a tout assemblé. C’était un peu grossier comme couture, c’était fait à la main mais tu t’étais exécutée rapidement avec solidité. Je me surprends ce soir à vouloir te demander : tu te souviens des coussins en liberty que tu avais fait ? Puis je me suis rappelée que tu n’es plus là. Je ne sais pas ce que tu m’aurais répondu. Je pense que tu t’en serais souvenue avec plus de détails que moi. J’ai perdu ma mémoire et tu m’as aidée à la retrouver. Maintenant ma mémoire tourne en rond. Il y a toujours ce coussin en liberty et un autre de couleur rose thé chez ma mère. C’était peut-être fait un peu grossièrement mais c’était fait avec solidité. Quarante ans après, ces coussins font toujours leur effet. Ils sont dans ma chambre d’enfant, dans cette chambre rose bonbon. Peut-être que je vais les emprunter et les ramener chez moi juste pour constater que tu étais déjà comme ça, bien plus que démerde et que tu avais déjà ton univers à toi, en rose thé et en liberty.