#enfances #01 | Viandes


Elle pousse le battant de verre, lourd. Quand il fait chaud, la porte reste ouverte sur la rue. Mais c’est mars, l’incertain. Derrière la vitrine réfrigérée qui contient les plateaux de viande, le boucher travaille en bavardant. L’homme est maigre dans son tablier taché de sang, pâle, de minuscules veines rosées s’étalent sous l’œil. Le cou est pris dans le col de la chemise bleue ciel serrée par un nœud de cravate. Un peigne a tracé ses sillons dans les cheveux lissés vers l’arrière. Le boucher découpe la viande, la jette sur la face blanche du papier vichy posé sur la balance. Il parle plus fort que d’habitude à la cliente devant elle. Elle regarde les photos de vaches vivantes dans la campagne qui décorent les murs. Le boucher replie le papier, écrit le prix avec le crayon qu’il porte sur l’oreille, transmet le paquet à sa femme assise à la caisse. La radio est allumée, on entend des voix qui commentent la mort de Claude François. La bouchère a des cheveux mis en plis qui forme une corolle cuivrée encadrant son visage gras, maquillé, sans cou sur la blouse propre. La bouchère est très émue, elle le dit. Elle n’est pas transparente mais elle est une enfant, elle attend en silence. La cliente s’en va. Elle répond: trois beefsteaks. Sa mère l’a envoyée chercher la bidoche avec la consigne de la faire marquer. Le boucher lui demande si comme ça ça ira mais elle ne regarde pas ses mains sur la viande, parce qu’il lui manque deux doigts. Elle dit oui. Le boucher et sa femme reprennent leur conversation. La radio diffuse une chanson de Claude François. La bouchère inscrit le prix des steaks sur son carnet épais, avec un stylo attaché à une ficelle à rôti. Elle murmure au revoir, se retrouve dans la rue, le paquet vichy dans la main, froid, mou. Elle n’aime pas la viande mais elle est une enfant, elle va manger le steak gris et filandreux qui fait de l’eau dans l’assiette. Elle imagine Claude François dans sa baignoire, ce moment de l’électrocution. 

A propos de Juliette Keating

Vit et travaille en région parisienne. Autrice, elle a publié un roman "Awa" (éditions le Ver à soie), un recueil de portraits de jeunes gens illustré par Béa Boubé "Blaise, Léa et les autres…" (éditions Libertalia) et deux romans jeunesse (Magnard). Contributrice à la revue culturelle délibéré.fr.

Un commentaire à propos de “#enfances #01 | Viandes”

  1. J’aime le ton qui tient à distance et en même temps en une ou deux phrases on est happé. « Tout de suite, elle va devoir manger la viande grise et filandreuse qui fait de l’eau dans l’assiette. C’est dans cette boucherie, au milieu d’adultes troublés, qu’elle apprendra la mort de Claude François par électrocution. » et celle là « Le visage du lépreux lui rappelle les gueules cassées dont les photos ornent son manuel d’histoire au chapitre de la Grande Guerre qu’elle appelle dans sa tête la grande boucherie. »