Plus net que son visage qui s’est effacé avec le temps, il reste le peigne dans la chevelure épaisse, très brune, remontée sur le haut de la tête. Et un jour, sans doute de fête pour elle, le très ajouré de mantille. Plus fort que les couleurs de la nappe ou la disposition des meubles, deux odeurs persistent. Il y a celle de javel sur les marches devant la porte de la maison et abondamment, dans la petite cour 100 % ciment lessivée le mercredi matin, à grande eau, nettoyée à la persillère, devant laquelle on attend d’aller jouer une fois sèche, nos poupées suspendues dans le vide du haut de nos mains. Et puis l’odeur tenace de l’ail frit, rissolé dans des grandes poêles souvent mélangé au steak ou au bœuf haché du mercredi midi, quand on y passe toute la journée, déjeuner compris. On ne dit pas nourrice. Jamais. On dit Tata. Ou Mémé. Ca dépend. Nous sommes six à douze enfants chaque mercredi et l’après-midi après l’école, le chiffre est variable, mais au moins une est sa vrai petite-fille, deux autres qu’elle a à demeure, un débile léger et une orpheline pour lesquels, je le découvre un jour, elle est une famille d’accueil. Une famille à elle seule, la vieja. Son accent à la fois rocailleux et mélodieux, étrange, on le redoute autant qu’on l’aime, ce mélange de français étayé de mots de sa langue maternelle, rugueuse, bourbeuse, qui pourtant chantent à nos oreilles, et quand sa voix gronde, quand elle se met en colère, ça déferle dans des borborygmes insaisissables. Un jour, on finit par la comprendre à demi-mots, on devine le sens, sans avoir réalisé qu’on a appris des bribes d’espagnol. Plus tard, on nous traduit ce qui s’ancre déjà suffisamment pour parler un jour, sur la plage, avec une inconnue du même âge.
Sa fille, sourcil épais, chevelure auburn, presque rousse, retenue-pincée sur les côtés, pas un poil d’accent ce qui ne cesse de nous interroger sur sa réelle filiation d’avec Madame P. qui en a si marqué. Comment est-ce possible puisqu’elle est espagnole, elle aussi ? Ses mains – souvenir fugace d’une couturière -, longues et déliées, pianotent souvent sur la table ou le buffet et c’est comme une danse.
Le mari de sa fille déjeune tous les midis chez sa belle-mère. Le mercredi il est là, son sourire charmeur mais son regard graveleux qui met mal à l’aise. Il est mal habillé, sent une transpiration aigre, désagréable quand il se penche plus près. Il est ouvrier ou artisan, travaille avec des mains courtes, larges, trapues, poilues sur le dessus, répugnantes quand elles traînent là où elles ne devraient pas. Son visage est quasi inexistant, mais ses mains occupent un espace réduit, pourtant irréductible à plus infime dans ma mémoire. Les mains sont toujours bien présentes. Toujours bien présentes.
Un trop de Thénardier chez ces gens, on est glacé au troisième portrait, quand tu as fini de construire la solitude de l’enfant livrée, fini de fermer le cadre sur l’agression.
Je pensais m’en tenir au premier portrait , et comme François a dit plusieurs.. « Régler des comptes », même si ça ne règle rien.