#enfances #01 | Grands morts, beaux vivants

Rosette

L’hiver dans les Pyrénées nous le passions au chalet avec des amis de mes parents. J’y dormais mal à cause du rocher qui s’était détaché de la montagne – une nuit – pour écraser des gens du hameau dans leur sommeil. Plus loin en contrebas il y avait une source qui sentait l’œuf pourri. Nous n’y sommes allés qu’une seule fois. Le chalet était haut et la petite maison de pierre d’à côté était occupée par un couple de vieux. La femme nous invitait parfois, elle aimait les enfants. Elle s’appelait Rosette, elle avait des joues roses de fermière à force de passer ses journées dehors dans le potager, le poulailler et les clapiers, son visage carré s’arrondissait aux angles, elle n’était pas bien grande et portait je crois un châle sur la tête à la mode ancienne. Ses yeux noisette qui scrutaient les choses depuis leur renfoncement ridé lui donnaient un air noble. Un jour de grosse neige on l’a vu de la fenêtre balayer le chemin entre sa maison et la route ; elle avait tout juste fini quand le chasse-neige est passé par hasard pour libérer la route et réencombrer le chemin. Alors elle a repris sans broncher son labeur, mais les adultes riaient, riaient dans la chaleur du chalet. Le mari passait ses journées sur un siège dans l’âtre de la cheminée à la gauche des flammes, il n’y avait pas d’électricité ni de sol. Je crois qu’il s’appelait Jean et ça nous a fait un choc quand on a appris sa mort. Je ne l’avais jamais entendu parler cet homme-là.

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Emelyne et Valérie

Au début il y avait deux dames à la cantine. La première – Emelyne – était un ange vêtu d’un uniforme blanc. Elle avait toujours un fin sourire sur les lèvres et son maquillage noir faisait ressortir la profonde humanité de ses yeux clairs, dont la couleur indéterminée rappelait les variations de l’ambre. Elle était toujours là pour consoler ou donner un mot gentil. Nous l’aimions tous dans les petites classes. Elle avait des cheveux, ils étaient là, puis un jour elle s’est mise à porter un tissu qui les voilait, peut-être les avait-elle perdus et très vite on ne l’a plus revue. J’ai appris qu’elle était morte et qu’on ne la reverrait pas. Elle nous manquait. Valérie était tout l’inverse. Elle n’était grande qu’en taille. Son visage sévère était flanqué de deux gros yeux terribles qui vous jugeaient de derrière ses lunettes rectangulaires en acier que surplombaient des sourcils mauvais, son front dégringolait jusqu’au cou – avec la bosse droite du nez et une boule pour le menton – en emportant la bouche avec, lorsqu’elle ne hurlait pas pour nous forcer à manger, le tout était encadré par des cheveux roux, lisses et plats qui frôlaient à peine les épaules. Chaque midi, au moins un enfant mal en point traversait la cour à toute vitesse pour tenter de régurgiter son repas dans les toilettes.

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Bertrand

Mon père avait un collègue nommé Bertrand qui avait un visage si concret qu’il s’est parfaitement imprimé dans mon esprit. J’étais fascinée par sa façon de déchirer la réalité en bougeant simplement la tête ; le temps et l’espace semblaient se déformer autour de sa chevelure noire arrondie comme un bol, autour de sa mâchoire carrée, de ses pommettes légèrement creusées, de son nez aux parfaites proportions et de ses yeux profonds et noirs. Il avait l’air perplexe, mi-grave, mi-amusé à la façon d’un point d’interrogation. Son existence défiait ma réalité ; c’était comme si nous étions tous endormis et qu’il était le seul à avoir entendu le réveil sonner.

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Les parents de Bertille

Quelques fois nous avons passé le week-end à Marans ou bien Marennes, ou peut-être en Mayenne car de la route je ne prêtais guère attention qu’à ma mère qui guidait avec une assurance confuse à l’aide de ce qu’il restait du grand guide Michelin et à mon père qui perdait patience – pour une fois dans sa vie – tout en conduisant. La demeure était charmante et ça sentait très bon : il y avait des bocaux en verre partout dans la cuisine, des bouquets secs, des plantes vertes, des aimants sur le frigo et même des ventouses dans la baignoire pour éviter de glisser. Le gentil couple avait le sourire, les yeux clairs fatigués mais rieurs, les cheveux un peu sauvages et deux beaux enfants, un blondinet de mon âge et une petite plus petite encore que ma sœur. J’aurais voulu rester vivre chez eux car ils étaient tous beaux et doux ; les parents allaient si bien ensemble que dans leur amour quelque chose semblait plus grand qu’eux. Un de ces dimanches avant de partir, pendant la promenade dans le jardin d’une abbaye, la petite Bertille – mignonne dans sa petite robe bouffante – avait sûrement voulu goûter une baie en cachette ; mes parents ont su au téléphone qu’elle avait vomi et qu’elle avait fini à l’hôpital après qu’on soit parti. Je n’ai jamais connu la suite puisque je crois bien ne jamais les avoir revus.

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