Monsieur pour les enfants, René pour mon père. Le physique émacié intense, droit sanglé dans un imperméable noir. Sa tête en émerge le visage long prolongé par des cheveux hirsutes charbonneux, par un bouc en pointe. La diable tracé par Modigliani. Monsieur R, les lunettes de soleil par tout temps. Lorsqu’il tombe ce masque, il révèle un regard à moitié vivant. L’œil gauche mort, iris et pupille confondus, d’un blanc laiteux ou d’un gris variable. Pas assez d’audace pour en fixer une image précise. L’arête du nez bouffée par un cancer de la peau décimant le paysage épidermique de traits instables, la fumée de cigarette y ajoute le flou et une puissante odeur. Les verbes s’échangent avec mon père au gré de leurs rencontres amicales, j’ose à peine entendre que René peint, que ce physique desséché possède suffisamment de place pour la renommée ; qu’existent des mains anatomiques à l’intérieur de la paire de gants en cuir assorti à son ombrageuse silhouette. Surgissant rarement au détour d’une rue, de la drève, de la superette locale, il prend le temps de l’oubli pour mieux me surprendre et marquer mon âme de sa réalité.
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D’après la rumeur, Roger est marié, mais jamais je n’ai vu sa femme. Qui l’a vue d’ailleurs ? Le pantalon continuellement peu net, tâché d’impressions d’auréoles et d’odeurs discrètes, Roger circumambule autour des places de parking de la citadelle, sillonne les pentes raides des rues adjacentes à sa tanière de la rue de la Sapinière. Rarement, il n’ose s’approcher des écoles, repoussé par le regard des parents. Le verbe drôle, la coiffure amusante d’un homme en perte capillaire avancée, mécompensée par des coups de peignes abstraits, filandreux. Il tisse ce qu’il peut à partir d’un matériaux rare, tout comme ses interactions sociales. Je le vois souvent discuter brièvement avec les voisins, un échange de proximité, décrié dès qu’il tourne le dos par des visages subitement refermés, par des sourires refusés. Pas de crédit pour Roger, des rumeurs, des accusations pointillistes devenues réalité. Sa gaité traitée de manipulation, ses mains continuellement en poches de perversités, son absence de femme d’obscénité, son allant vers la jeunesse de danger. Il vit au jour le jour dans le déni de la connerie humaine. Sa femme aussi, continuellement alitée par une maladie dégénérative affectueuse au point de lui ôter facilité de mouvement.
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Providence du nouveau quartier, le docteur rassemble les foules de l’Ancien et du Nouveau Temps, unies par la maladie, les blessures, la souffrance et autres messes aux odeurs de fortes médication. Toujours baillant, il ne cesse d’année en année, depuis son plus jeune âge de donner l’impression qu’il va s’endormir en pleine consultation. Il n’écoute qu’un mot sur deux, ne guérit qu’un maux sur deux… Statistiques moyennes compensées par la proximité. Ses gestes et sa maison de bourgeois accueillent toutes les classes sociales, tous les parlés, du patois à l’esquisse de français, du platt vloomse au Grévisse à peine déballé. Son cabinet devenu la zone neutre de l’incessante guerre de générations. Le docteur accueille les grippes, les doigts taillés à la scie à bande, les angines, les maladies d’enfants et les douleurs de vieillesses. Tout comme le curé du coin, sa paroisse ne désemplit pas et tout lui est pardonné, même ses erreurs. Véniel péché que provoquer le pourrissement des dents d’un patient âgé de 38 ans et la toxicomanie de son fils ado.
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J’ai beaucoup aimé ces portraits et l’écriture. René… il prend le temps de l’oubli pour mieux me surprendre et marquer mon âme de sa réalité, Roger circumambule, le docteur… Il n’écoute qu’un mot sur deux, ne guérit qu’un maux sur deux…Je les vois.
Merci beaucoup Isabelle… pourquoi eux, après tout ce temps, tellement de voyages, rencontres, discussions? Exercice que j’ai beaucoup apprécié. Belle journée.