Elle, c’est la France
Elle, c’est la France chez nous. Elle a de longs cheveux lisses. Ils ne sont pas noirs, on la dit blonde. Plus tard j’apprendrai à qualifier les châtains, j’apprendrai les nuances. À chaque visite je guette les nouveaux mots de notre langue, ça trébuche entre ses lèvres gaies. Ma grand-mère ne parle pas français, j’écoute leurs conversations cassées. Marie-Françoise vit avec mon oncle, ils ne sont pas mariés. Ni fiancés, mais on la présente comme telle, la fiancée de Jean. Elle en rit, renie parfois, en rit souvent. Elle a alors cette manière immédiate, elle secoue ses cheveux qui retombent dociles dans son dos. Les adultes critiquent cette « fausse » union, je les entends quand elle quitte, on ne cohabite pas hors du mariage. Ma grand-mère désapprouve bien sûr, aime trop son fils pour cesser de les voir. Elle prie pour que ce soit une passade, elle allume des cierges après la messe des dimanches : il finira par épouser une fille d’ici. Marie-Françoise fait des efforts, beaucoup d’efforts, non pour s’adapter à nos mœurs, ni pour être « acceptée » mais pour parler notre langue. On apprend bien le français ici et dès petits, mais j’admire sa ténacité. Sa joie quand on rit de son accent. Je me dis qu’elle nous rend honneur, en s’accrochant malgré l’étrangeté du libanais (ses difficultés pour un Occidental, même dans le langage quotidien). Je la regarde vivre, sa liberté en mouvement, comme spectacle de voix et de gestes. Elle qui accepte sans se faire prier les pâtisseries offertes. Et même d’en reprendre. Ce qui désarçonne ma mère qui s’apprête à insister comme de coutume chez nous (ne jamais se servir avant au moins trois sollicitations de l’hôte, quasi suppliant son invité de sa main tendue comme pour inverser les rôles : accepter le gâteau serait un service rendu et non un plaisir pris).
Sa présence
Madame Rose impressionne. Elle n’est pas mariée mais on ne l’appelle pas Mademoiselle. On la respecte, on la craint. Tignasse rousse, frisée, à peine retenue derrière ses oreilles, ses bijoux voyants. Je guette sa voix grave dans les couloirs de l’école. On ne la voit pas souvent mais elle est toujours là. Pour rejoindre la classe, on passe devant son bureau, surveillant la porte avec discrétion. Madame Rose fume beaucoup. Certains matins, elle attend en haut de l’escalier. Immobile, elle regarde monter « ses » élèves comme elle dit. Elle regarde notre silence instantané. Sa présence seule suffit, en haut de la rampe. J’admire sa puissance de femme, son indépendance. J’aime à dire : la directrice. Je ne connais qu’une directrice, elle. Madame Rose toute de couleurs vêtue comme pour honorer son prénom. Ses grandes lunettes rondes retombent sur ses joues. Pour éviter de toujours les remonter, elle renvoie sa tête en arrière. On pourrait la croire hautaine, s’il n’y avait son sourire doux posé sur nous.
Si polie que ça gêne
Elle nous dit bonjour quand elle passe. Bonjour, sans sourire. Elle est polie, si polie que ça gêne. Elle parle français sans accent ou avec l’accent des Libanais qui s’appliquent à parler comme les Français. Quand je suis avec ma mère, elle rajoute comment allez-vous, Madame ? Je ne connais le vouvoiement que dans les livres et par ses lèvres de haut. Dans l’immeuble, les voisines gardent souvent leur pyjama pour le café du matin. Madame Nathalie habite l’étage du dessus, seul un plancher nous sépare. Un monde. Je le sais infranchissable, le jour où elle refuse de nous rejoindre dans l’appartement du sous-sol, improvisé abri depuis le début de la guerre. Pour qui se prend-elle ? disent d’elle les femmes du quartier. Comment elle s’y prend, je me demande dans mon lit le soir, comment fait-elle pour vivre autrement, résister sans mot, droite dans ses tailleurs impeccables. Ses talons que j’entends claquer au-dessus, comme langue morse qui ne dit rien.
Plus lourde que ses os
La caisse en bois plus lourde que ses os. Le cireur de chaussures ne marche pas dans les rues de Beyrouth, il tangue. Comme si l’air était mer et ses bras, des rames. Je le croise depuis toute petite, il a toujours été très âgé. Seuls ses balancements l’annoncent, c’est un taiseux. À l’inverse du marchand de fruits et légumes qui chemine dans le sillage de sa voix : on a des tomates, on a des concombres. Nos belles pastèques. Ammo Georges, lui, avance et ne dit mot et regarde le sol et s’arrête aux mêmes endroits. Pose sa chaise en paille, ouvre sa caisse, attend, cire les chaussures qui s’installent sous ses yeux, hoche la tête pour remercier, range la monnaie sans la compter. Ses clients sont des fidèles, il a confiance. J’accompagne mon père tous les samedis après-midi. Sous la main ridée de fatigue de Ammo Georges, le cuir reprend peau. Je regarde ce geste, identique méthodique, son bras comme instrument infaillible qui se passe d’effort mental. Sans consulter sa montre — il n’en a pas — il se lève aux mêmes heures, va plus loin. Le sol toujours, je n’ai jamais vu ses yeux, jamais entendu sa voix. Et ce corps maigre courbé lourd d’outils, ce corps soucieux d’équilibre permanent.
Je découvre une écriture qui me plait. Merci Gracia. La puissance de l’évocation. Mes portraits préférés sont la dame polie et le cireur de chaussure. « Comme si l’air était mer et ses bras, des rames. »
Merci beaucoup Gilda, je souris de lire les personnages préférés 🙂
magnifiques portraits et … « sous la main ridée de fatigue … le cuir reprend peau » Inoubliable Ammos Georges
Nathalie, comme un immortel ce monsieur ! depuis toujours. (ammo veut dire tonton, on appelle souvent tonton les adultes quand on est petits au Liban et non monsieur), merci pour ta lecture !
Une écriture ciselée pour ces portraits…et l’on en voudrait d’autres…
oh merci Solange, j’avais aussi envie de poursuivre, merci !
oh oui tous les quatre mais surtout celui à la caisse plus lourde que ses os
Brigitte merci ! oui lui incroyable !
beaux textes, , un penchant pour le dernier et « Comme si l’air était mer et ses bras, des rames »
merci beaucoup Huguette, il y a des figures qui comme ça hantent, merci