Ma grand-mère est une tsarine, une impératrice. Elle se déplace suivie de sa cour. Des membres de la famille surtout, des figures de l’ombre un peu perdues sur terre, gauches, à demi- effacées. Qu’il faut bien ouvrir au monde.
Mais le plus souvent c’est elle que l’on vient voir. Des amies, dont le séjour nous chasse temporairement du paradis de sa chambre. Le lit surélevé de trois matelas, sur lequel mes sœurs et moi dormons tour à tour à ses côtés. L’armoire à merveilles, où elle range ses robes aux couleurs chatoyantes, riches broderies, dentelles et guipure couleur or. Des robes apparaissant toujours, comme par magie, dans le vrombissement de sa Singer. Ses bijoux précieux, enveloppés dans des mouchoirs de poche, et la pacotille dans un coffret qui ne ferme plus.
On ne sait jamais selon quel ordre mystérieux ses amies arriveront.
Il y a Signora. Quelle chose étrange que de s’appeler Madame, et de laisser l’autre plongé dans l’attente vaine d’un nom de famille qui ne vient jamais. Non pas que j’aie su l’italien à cette époque. Signora, une voix puissante, masculine. Visage sévère, même dans les grands éclats de son rire tonitruant. Taille haute d’homme et robes ceinturées à l’âge où les silhouettes s’évasent. Ses séjours sont longs, peut-être vient-elle de plus loin… Elle a toujours deux bagages. Un grand sac de toile épaisse brodé des motifs orientaux. Et une valise déformée en polyester noir.
Et puis il y a Madame B, dont on n’a jamais su le prénom. Grand sac en cuir fatigué, voix de soprano. Elle chante parfois des chansons d’avant, que tout le monde se tait pour écouter. Une ou deux chansons pas plus, pour ne pas faire d’ombre à l’impératrice dans son propre palais. Peau claire, bouche et ongles discrètement fardés. Elle a dû être très jolie dans sa jeunesse. La voix est un peu chevrotante mais belle encore.
Une ou deux fois l’an seulement, Aliénor. Un prénom tellement noble que même nous, les enfants, sommes autorisés à l’utiliser. Ce que nous ne faisons jamais. Aliénor est une souris. A peine remarque-t-on sa présence qu’elle n’est déjà plus là. Sur la chaise à côté d’elle, toujours le même baise-en-ville. Gris, comme elle. Discret, comme pour s’excuser d’être là. Elle arrive à chaque fois en fin de journée, le même air de vieille dame fatiguée, froissée par la vie. En une journée l’impératrice la remettra sur pied.
Elle vous faisait çà ma grand-mère, à coup de préceptes pleins de bon sens, de décoctions et autres embrocations miracle. Recevant en impératrice, mais derrière les murs et la porte close de sa chambre, la petite paysanne montée au bourg depuis sa campagne n’était jamais bien loin.