Léa ne rentre pas chez elle ce soir. Sur le chemin du retour, elle fait le tour du lac avec son vélo. C’est le début de l’automne, elle rentre des cours, l’année scolaire est entamée. Elle fend l’air humide et frais. Le trop plein qu’elle cache dans son cœur dissipe sa tension à la cadence des coups de pédale.
Elle manque de mots pour dire son trouble, ça brûle, ça pique, ça tort, ça serre, ça ressemble à de la colère, de l’envie, de la frustration, un mélange confus d’une présence au monde pas très stable. Elle ne veut pas rentrer chez elle là où personne ne lui demandera comment ça va. Elle fait un tour du lac, puis un deuxième. Elle cherche une cachette. S’asseoir à terre. Elle a du chagrin et des mots qui stagnent à la surface du cœur. Elle remplirait bien cet espace clos de toute l’eau du lac, histoire d’éteindre le chaud qui monte en elle d’un coup et la rend explosive sans que personne n’ait rien vu venir. Les mots sortent en vrac et font mal. Comme un cri de nouveau-né qui ne s’arrête plus de pleurer.
Elle regarde le lac, vision brève et intense : s’approcher, ne pas hésiter à entrer dans l’eau jusqu’à la taille, se frayer un chemin dans les plantes aquatiques et la brume, s’allonger et voguer telle une Ophélie sacrifiée d’avoir trop aimé. Se reposer ainsi des exigences de la vie qu’on lui prépare, certaine qu’on lui prêterait plus d’attention qu’elle n’en a à présent. Elle tourne la tête à droite et voit un fourré. Elle gare son vélo et se précipite, en prenant soin de regarder que personne ne la voie se glisser sous les branches, dans le creux. Elle pose son sac et ramasse ses jambes contre elle.
De sa cachette, elle voit une dentelle de ciel clair. En face d’elle, les canards de son enfance glissent sereins sur le lac, en bande. Les feuilles se reflètent dans l’eau par mille touches de couleurs traversées par cette vie qui s’épanouit sous ses yeux. Léa à une facilité pour s’accorder à cette authenticité du mouvement à l’âge où elle découvre l’ambivalence des relations. L’humidité fait effet sur son trouble et calme l’incendie qui se déclarait. L’humus envahit ses narines et l’aide à descendre en elle-même. La terre sombre et humide sur laquelle elle est assise lui colle son pantalon aux fesses. Elle ignore cet inconfort pour remettre sa pensée en route et sa rancœur qu’elle ne veut pas lâcher.
Elle suit ses pensées et rumine un plan. Elle veut se perdre. Pas pour elle, mais pour les autres. Se perdre à eux. A la voie passive. Elle n’est pas de ces ado qui fuguent et l’assument pour conquérir leur liberté. Elle veut se perdre pour qu’on la trouve. Comme pour un tout petit, elle veut qu’on ait peur de l’avoir perdue, qu’on pense qu’il est trop tard, que dans les regrets les idées se mettent en route et réveillent les adultes qui la contraignent. Elle veut qu’ils la retrouvent sale, couverte des traces noires de la terre humide, avec la faim au ventre, mouillée et transie de froid, comme un enfant qui serait tombé au lac et qu’on aurait eu peur d’avoir perdu pour de bon, qu’on frictionnerait et qu’on consolerait du mieux qu’on peut. D’un coucou caché maladroit que personne ne comprendrait, elle espère beaucoup : retrouver confiance en elle et dans les autres, ou tout simplement les faire enrager, ceux qu’elle veut qu’ils l’aiment pour ce qu’elle est et la comprennent.
Son idée s’emballe, oui, se perdre pour qu’on la trouve, qu’on s’inquiète, qu’on la cherche, qu’on appelle à l’aide, les pompiers, les hommes d’autorité, qu’ils viennent à grands renforts de lumières et de sons, la sauver, la gronder, l’emmener faire des tests, quelque part, loin, rouler à grande vitesse, en urgence. Et pourtant elle n’a pas de quoi se plaindre, elle mange à sa faim, elle a une chambre à elle, des amis, des frères, des sœurs, un papa, une maman, de bonnes conditions.
Cette idée fixe revient, brute, sauvage. Elle veut se perdre à eux, qu’ils la retrouvent et soient décidés à changer, grâce à un rebondissement comme un coup de massue, un point de non-retour. Elle prête à ses proches un pouvoir de transformation qu’il lui faudrait juste amorcer par un coup de théâtre, une étincelle, sa perte à elle.
Elle retrouve un temps son calme, les odeurs la gonflent de l’intérieur de paysages souples dorés par le soleil rasant qui commence à baisser. En petit paquet contre elle-même, la rumination de ses pensées ralentit. Les arbres incandescents exercent un magnétisme sur Léa et l’apaisent par la danse de leurs feuilles aux couleurs fauves. Le jour tombe sur elle dans un halo de douceur et l’engourdit, elle commence à en sentir le froid à présent, ses ongles bleuissent et sa pensée se calme. Les feuilles miroitant dans le vent frais qui s’est levé sont comme un jeu de miroir devant ses yeux fatigués.
Elle sait qu’ils ne viendront pas la chercher et qu’elle perdrait les forces dont elle a besoin pour se frayer un chemin bien à elle dans la complexité qu’elle pressent. Elle résiste à se couler plus loin dans sa passivité et décide qu’il est temps de rentrer.
Elle veut se perdre. Pas pour elle, mais pour les autres. Se perdre à eux. A la voie passive. Elle n’est pas de ces ado qui fuguent et l’assument pour conquérir leur liberté. Elle veut se perdre pour qu’on la trouve.
C’est beau, se perdre à la voie passive, se perdre pour qu’on la trouve
Bravo d’avoir si bien abordé cette question de l’adolescence. Période où l’on se cherche sans trop savoir ce qui est réellement perdu. C’est l’intérieur qui devient labyrinthe. Et l’envie se perdre pour ce trouver et le désir d’être retrouvée pour se rassurer sur ce que l’on est … très beau
Moment de lecture agréable. Fort bien mené.
Elle regarde le lac, vision brève et intense : s’approcher, ne pas hésiter à entrer dans l’eau jusqu’à la taille, se frayer un chemin dans les plantes aquatiques et la brume, s’allonger et voguer telle une Ophélie sacrifiée d’avoir trop aimé. Se reposer ainsi des exigences de la vie qu’on lui prépare, certaine qu’on lui prêterait plus d’attention qu’elle n’en a à présent.
merci pour ce texte, si précis. j’envie je l’avoue ces souvenirs. il m’a semblé qu’ils en réveilleraient de semblables chez moi, mais non. pourtant, je l’ai vécu, cela, il me sera arrivé de me cacher et d’attendre d’avoir manqué. cela m’est familier. vouloir manquer à l’autre. et la déception, le moment où il faut se résoudre à réapparaître.
Elle veut se perdre pour qu’on la trouve.
texte dans l’annonce d’une trajectoire singulière.
C’est magnifique, ces tours de lac et ce fantasme : se perdre pour mettre l’amour à l’épreuve et exister enfin aux yeux des siens. Et la peur finalement que ça ne marche pas. C’est extrêmement sensible ! Merci !