Abandonnée sur une pile de livres, elle ouvre le plus coloré, le plus épais, le plus lisse. Un doigt sur chaque page, elle invente les dialogues, s’étonne, module des surprises et des révélations, se plaint, rit ou pleurniche devant l’aventure. Elle ne sait pas lire mais elle imagine tout, comprend les profondeurs de la psychologie gauloise. Au rayon BD du Priba 2000, les enfants sont assis sur des tours d’albums. Un village de mômes parqués en toute confiance dans une allée désertée par les adultes. On dirait une vente d’orphelins ou le bureau des objets trouvés. Ne manquent que les codes-barres et vous pouvez repartir avec un superbe gamine de cinq ans, boucles d’origine. Celui-là a les pieds plats et des lunettes, on vous fait une réduction. C’est la semaine du sucre ; tout doit partir : les filles, les garçons, morves au nez et poux cachés. Non remboursables.
Elle, elle est plongée dans son Astérix chez les Belges. Elle regarde la dernière planche, la caresse, l’appréhende comme un puzzle, trace les courbes et cherche le petit chien. Puis, elle laisse le livre ouvert à côté d’elle et se lève. Elle se souvient qu’à la sortie, il y a les jeux. Oublié le chemin, elle est déjà au volant d’une voiture carrée avec écran. Pas besoin de pièce, elle roule à travers la plaine, elle roule à toute vitesse dans la ville, dans l’espace, entre les pixels. Elle ferme le rideau et tente une photo mais l’arcade lui renvoie son reflet bombé. Appuyer sur le bouton, appuyer avec la paume, appuyer, poussée, taper. Lassée, elle sort de la cabine, happée par l’obscurité. Des caddies défilent, des pieds inconnus, des voix étrangères. Elle éprouve le contresens de la marche. Elle s’arrête. Elle ne sait rien du retour. Elle a 4 ans et dans sa poussette-canne, elle a toujours capturé le monde par l’horizon. Dans le livre, elle retrouve toujours le petit Gaulois et son gros copain mais le supermarché n’est pas un livre ; il ne lui donne aucun indice. Elle ne reconnait personne. Les joues picotent et la peur enfonce son poing dans la gorge de la petite. Plantée dans le sol, incapable de bouger, elle pleure. Une main la saisit et l’emmène. Elle pleure. Elle ne résiste pas. Elle pleure. Une musique de voix tendres et aigues la soulèvent. Elle plane jusqu’au comptoir. Elle respire à petits coups. Une dame lui mouche le nez, lui demande comment elle s’appelle. Elle sanglote son prénom. La voix devient suave. Une magie emplit le magasin, berce son prénom en échos, douceur de l’appel qui se termine pas « caisse centrale ».
Maman arrive, en larmes. La petite tend les bras en souriant. Câlin brusque, bisous bourrus. Tout est rentré dans l’ordre.