La case en bois de la grand-mère est sombre même en plein midi coincée entre la grande maison en béton du frère ainé d’un côté, séparée par un mince couloir en ciment, et de l’autre un terrain vague qui donne sur la rue dont elle se protège en fermant portes et fenêtres. Les murs sont couverts de carapaces de tortues marines de toutes les tailles. Des coquillages et du corail ornent le buffet où trônent les photos des membres de la famille qu’il est interdit de toucher. L’enfant suit sa mère et slalome derrière elle entre deux larges fauteuils, un canapé, la table basse poussiéreuse, le buffet encombré de bibelots, et la table pour six où personne ne s’assoit jamais pour manger. Les chaises autour ont conservées le plastique sur l’assise. La grand-mère n’y attable que des gens avec qui il faut parler français. Les membres de la famille, même ceux qu’elle n’a pas vu depuis longtemps si on leur parle en créole, qu’ils le comprennent ou non, iront dans la cour (derrière la cuisine) à peine large de quelques mètres mais où le soleil réchauffe la peau entre la case et la butée en tuf creusée pour y nicher l’antre de la grand-mère où l’enfant ne veut jamais aller. Elle touche la jupe de la mère comme pour se rassurer. La lumière et la brise qui fait danser les carapates dans la cour ne lui sont d’aucun secours. Elle sent l’odeur du gibier. Le père est rentré de la chasse. Une bassine bleue attend l’enfant. Elle pense que cette fois elle aura le courage de dire qu’elle ne veut pas être toute seule, que c’est trop, et d’ailleurs qu’elle n’en mange jamais, elle n’aime pas ça et elle n’aimera jamais ça même quand elle sera grande, elle se l’est juré dans son coeur.
La mère se met à sa hauteur et lui explique que le père a besoin de ce service. Des cousins ne devraient pas tarder pour l’aider dans sa tâche, mais il faut commencer. Elle aura le droit en récompense de regarder la télé avec les grands. Plus tard. La mère la guide vers un petit banc en bois où elle assoit l’enfant qui avec la mine écœurée regarde ce que son père appelle le gibier et qu’il a tué avec d’autres hommes au levé du soleil non loin du Vieux Bourg.
L’enfant commence la tâche à laquelle elle ne peut échapper en tentant de toucher du bout des doigts ce qu’elle voit comme des bébés oiseaux abattus par son père. Elle ne comprend pas sa cruauté. Elle sait qu’une fois enlevées leurs plumes elle aura entre les mains des oisillons pathétiques avec leurs ailes mortes, tombantes. Quel plaisir ils pouvaient tous bien trouver à manger si peu de chair sur de si petits os ? N’étaient ils pas dérangé par l’odeur ? L’enfant sentait sa mission insurmontable. Elle remercia la sensation de haut le coeur en se disant qu’elle pourrait convaincre la mère qu’elle était malade et qu’il fallait la coucher dans la seule pièce qu’elle pouvait tolérer chez la grand-mère, sa chambre. La chambre de la grand-mère était comme toute sa maison dans la pénombre. Une très haute armoire imposante laissait à peine le passage devant un lit tout aussi imposant. L’enfant avait besoin d’être portée par un adulte pour s’allonger sur le lit tant il était haut. Il était toujours fait comme si la grand-mère n’y posait jamais son corps ou dormait en lévitation dessus sans jamais se mettre sous les draps. Le lit de la grand-mère était comme la table dans la salle à manger, un lit des grandes occasions. En guise de table de chevet la grand-mère avait un oratoire sur lequel Saint Michel terrassant le démon protégeait toute la famille du mal. Des bougies éternelles flottaient sur de l’huile de cuisine et éclairaient d’une lumière vacillante la chambre de la grand-mère de jour comme de nuit.
L’enfant enlève sa main de la bassine et se met à pleurer. Elle raconte qu’elle a mal au ventre et qu’elle va vomir dans la bassine si on ne la laisse pas se reposer. La mère a pitié. Les cousins ne sont pas là. Le père est reparti. La grand-mère a bien assez à faire à la cuisine pour nourrir tout le monde alors on oublie l’enfant. Réfugiée dans la chambre de la grand-mère elle peut se perdre en rêverie et jouer toute seule en s’inventant des histoires loin du bruit de la grande famille qui commence à remplir la maison. Quand la faim fini par lui tenailler le ventre elle n’ose pas sortir de la chambre. Quand la mère vient dans la chambre elle fait semblant de dormir. Elle reste dans son refuge toute la journée contente de l’interdit de la chambre qui empêche aux cousins de venir la voir tant la grand-mère a peur que la marmaille ne mette le désordre dans sa chambre. Elle n’y tolère que les malades.
L’enfant est réveillée par des éclats de voix. La télé joue fort. Affamée elle se laisse glisser hors du lit et va se blottir dans les bras de la mère. L’image d’horreur qu’elle voit fige dans son esprit pour toujours le dégoût de l’odeur du gibier qu’elle associe à l’homme avec la gorge tranchée qui ne voulait pas quitter l’écran de la télé que toute la famille regardait en ce dimanche après midi après avoir fait ripaille d’ailes mortes et tombantes.
J’aime ces espaces clos. Et leur codes et leur pudeur. Et puis se perdre dans l’immensité rassurante de la chambre de ma grand mère. Bravo!
Comme je comprends l’enfant! et ce dégoût-terreur
J aime beaucoup l ‘idée de se perdre dans un espace qui devrait être familier, l étrangeté du cadre familial vu à hauteur d enfant et la manière dont la force des émotions vécues s ancre profond.
Bravo Gilda
Se perdre dans le clos de la chambre, de la rêverie et du sommeil pour échapper à ce que la réalité a parfois d’insupportable ! Merci pour ce texte et la force de l’évocation ! On y est !
J’aime ces objets qui disent tellement de choses. Et ces dégoûts d’enfant qui sont si forts. Et phrase qui résonne dans le présent de la narration : « elle se l’est juré dans son coeur ».