#enfances #00 | Nénuphar


Elle demande à tenir la laisse. La tante lui glisse la poignée autour de la main. Le petit chien la tire brusquement. Elle marche derrière lui, le laissant aller ou le retenant, criant Nénuphar. Le chien jappe, s’arrête, repart, renifle, passe et repasse entre ses jambes. Elle tient le petit chien de la tante par la laisse comme si c’était son chien. C’est son chien. Elle entend les voix des tantes qui bavardent derrière. Elle regarde autour, le menton levé, elle fixe les gens qui vont et viennent dans le parc, les familles du mercredi. Elle a un chien. Il a envie de courir, elle court, le chien rapide sur ses pattes robustes la devance, elle a peur de tomber mais ne lâche pas la laisse tendue. Il se fige, aboie quand un autre chien les croise, repart, flairant des traces sur l’allée en ciment. Elle ne le quitte pas des yeux mais n’entend plus les tantes. Elle se retourne. Cherche les imperméables des tantes parmi les autres partout. Elle attend, bridant l’impatience du chien, les tantes n’apparaissent pas. Elle grimpe sur une bute du parc, observe les allées qui serpentent, se croisent, se multiplient, charriant chacune son flux de promeneurs. S’avance sur un chemin qui descend. Elle longe la mare aux nénuphars, des feuilles rondes comme des napperons portent leur lourde fleur rose. Le chien se penche sur l’eau qu’il lape. Elle a peur qu’il s’y jette. Marche au hasard. Elle reconnait le jardin de jeux, le théâtre de marionnettes, la buvette, la scène pour les spectacles d’été, les serres dont l’une est celle des papillons qui volettent à l’intérieur se posent sur les cheveux ou sur les vêtements. Où sont-elles, les tantes? Elle s’assoit sur une grosse pierre, le chien haletant allongé à ses pieds. Elle se lève, le chien ne tire plus sur la laisse de cuir rouge, irritant la peau du poignet. Fait demi-tour, suit le mouvement des familles se dirigeant vers la sortie puisque c’est le soir. Un garçon la regarde. Elle voudrait qu’il lui demande la race du chien. Teckel à poils ras, répondrait-elle avec exactitude. Il lui demanderait l’âge, qu’elle inventerait, et son nom Nénuphar. Le garçon rejoint une femme qui le prend par la main. Elle tressaille devant la grille du parc. Deux guérites de bois peint en vert au petit toit pointu, fontaine de pierres brutes, banc sous le panneau d’orientation. Elle s’y assoit, le chien grimpe sur ses cuisses, il est tiède, doux, son ventre se gonfle et se dégonfle sous sa main qui le caresse. Les sifflets des gardiens annoncent la fermeture du parc. Elle n’est pas sûre d’avoir envie de pleurer. Elle pourrait rester la nuit sur le banc, avec le petit chien endormi pesant sur ses cuisses. Ah la voilà!, crie une tante. Elle ne sait pas expliquer comment elle s’est perdue. C’est le chien qui t’a promenée, s’esclaffe l’autre tante. Elle est vexée mais ne répond pas, elle fait glisser sa main hors de la poignée de cuir rouge. Les gardiens en uniforme ferment la grille. Le chien trottine sur l’esplanade à côté des tantes qui bavardent en attendant le bus. Elle se demande comment ça fait de prendre un nénuphar sur ses mains.

A propos de Juliette Keating

Vit et travaille en région parisienne. Autrice, elle a publié un roman "Awa" (éditions le Ver à soie), un recueil de portraits de jeunes gens illustré par Béa Boubé "Blaise, Léa et les autres…" (éditions Libertalia) et deux romans jeunesse (Magnard). Contributrice à la revue culturelle délibéré.fr.

8 commentaires à propos de “#enfances #00 | Nénuphar”

  1. On est vraiment à hauteur d’enfant avec le chien qui tire et l’enfant derrière. « Derrière la grille il y a la ville mais elle ne la voit pas. La ville est cachée par les arbres à l’orée du bois, l’esplanade couverte de voitures, le château médiéval, masse grisâtre. La ville est repliée derrière. » Merci Juliette

  2. J’aime beaucoup, je retrouve là des sensations connues, toute la fierté de cette enfant, avoir l’autorisation de tenir le chien, une mission qui lui est confiée, c’est si justement décrit et ravaler son orgueil…et la feuille de nénuphar, merci.

  3. Se perdre, c’est grandir ! J’ai beaucoup aimé ce texte et cette balade dans le parc ! On y est !