La lanière autour du cou, une main de chaque côté pour la stabilité, et pour bien les tenir, l’index sur la molette pour faire la mise au point et les yeux bien collés au milieu des œilletons. Les jumelles, il les a eues pour Noël, alors, faire bien attention, suivre les consignes de son père qui a fini son petit discours de remise de cadeau par un très pragmatique : si tu les casses t’en auras plus. Donc la lanière, toujours la lanière, quitte à manquer le premier oiseau. Et depuis, le nez en l’air, les yeux dans les lentilles, il se balade, comme aujourd’hui, toujours à la cime des arbres, tout au bout des branches là où elles deviennent plus fines ou au contraire près du tronc, le regard guidé par le bruit du bec qui frappe pour creuser, pour arracher des fibres, pour se construire un nid. Quant à ses déplacements, il ne s’en soucie pas, il a des pieds pour ça, juste leur faire confiance, ne pas aller trop vite pour ne pas faire de bruit, ne pas faire fuir l’oiseau, ça laisse aussi le temps à la cheville et au genou de tâter le terrain. Parfois juste un coup d’œil pour éviter les arbres et éviter les trous. Son préféré c’est le pic, il adore sa couleur et ses dessous à pois, il le repère au bruit, pas au chant mais aux tacs de ses coups dans le bois. Il avance à l’oreille, à l’oreille et au pied, sans savoir où il est. L’endroit où il se trouve, c’est derrière les jumelles, le reste n’existe plus, n’a jamais existé et n’existera plus, il est là tout entier, les yeux dans les jumelles et dans ce trou dans l’arbre et dans ces choses qui bougent, qui pépient et s’agitent. Des petits qui ont faim, des parents qui nourrissent, il s’est fait oublier, il n’ose plus respirer et encore moins penser qu’il a faim lui aussi, qu’il commence à faire noir et que l’humide du soir complique encore un peu le travail des épaules qui depuis trop longtemps tiennent les bras en l’air pour soutenir les jumelles. Quand il baisse les bras pour faire revenir le sang dans ses doigts devenus blancs à force d’être en l’air et chasser les fourmis, il ne reconnait rien. Pas les troncs, pas les branches, pas de chemin, pas de marque, aucun bruit familier du monde des humains, les feuilles sont tombées là à l’automne dernier et rien, mais alors rien de rien et puis surtout personne n’y a touché depuis. Il n’a aucune idée de l’endroit d’où il vient après avoir tourné tant de fois autour des arbres avec le nez en l’air. Alors il respire fort, souffle l’air de ses poumons, essaye de se calmer. Bien ranger les jumelles, refermer bien la boite pour ne pas qu’elles s’abiment, regarder bien partout, essayer de rester calme, surtout ne pas penser à ces larmes de détresse qui montent et qui grossissent, à la vue qui se trouble, aux idées, aux souvenirs qui se bousculent dans sa tête, à la panique qui vient en pensant à trop de choses. Terminé les oiseaux, les plumes et puis les becs, finis les oisillons et ne pas faire de bruit pour ne pas les effrayer, entre ses deux oreilles il n’y a plus qu’un mot, un mot de deux syllabes qui font bien trop de bruit pour un si petit mot. Maintenant les larmes coulent, elles lui réchauffent les joues, elles lui trempent les manches quand il s’essuie les yeux. Terminé le présent, il ne pense plus qu’à avant comme on est quand même bien devant un bol rempli de chocolat bien chaud, il ne pense plus qu’à après, à la nuit qui arrive, à la colère du père qui ne le trouvera pas en rentrant du travail, aux devoirs qu’il n’a pas faits et à la mauvaise note qu’il aura en dictée. Maintenant dans sa tête il n’y a plus que ça, ce mot qui faisait rire et fait maintenant si peur. Perdu. Il est perdu, perdu, perdu
« entre ses deux oreilles il n’y a plus qu’un mot, un mot de deux syllabes qui font bien trop de bruit pour un si petit mot. »
« Terminé le présent, il ne pense plus qu’à avant comme on est quand même bien devant un bol rempli de chocolat bien chaud, il ne pense plus qu’à après, à la nuit qui arrive, »
C’est si juste, le bruit d’un seul petit mot, ne plus pouvoir penser a présent, comme si le présent était perdu lui aussi.