L’enfance connaît la douce ivresse des choses rares. Celles qui n’arrivent qu’une fois. Par semaine. Par mois. Par an. Que l’on goûte avec son moi tout entier. Que l’on laisse fondre sur la langue pour qu’elles durent plus longtemps. Sur lesquelles on laisse courir une main curieuse. Que l’on capture dans des collections improbables. Jusqu’à la prochaine fois.
L’enfant a sept ou huit ans. De yeux grands ouverts sur le monde.
Le monde c’est la grande maison familiale à deux pas de la mer. La mer est un tapis bleu dans lequel se reflète le soleil. A tout instant, elle peut l’apercevoir si elle le veut. Il suffit de se hisser sur la pointe des pieds, en prenant appui sur le rebord de la fenêtre de la cuisine. Un bout de tapis, entre l’envahissante ramure de l’arbre à pain et le mur crevassé de la maison voisine. La mer est tout près, mais un peu loin en même temps.
C’est le mois d’août. Pendant quelques semaines, enfin, le temps des parents sera le sien. Le mois d’août c’est le temps des longues tablées, des repas qui s’éternisent, des conversations pleines de rires et de petites histoires. C’est le temps de prendre le temps.
Août, c’est le temps de la mer. Il en a l’odeur, le goût, la voix, la douceur.
La baignade est encadrée. Un accident est si vite arrivé. Ne jamais s’y aventurer seul. Surtout pas après le repas. Deux baignades. En arrivant, avant le déjeuner et puis une autre, plus longuement, avant de repartir. Lorsque le jour fait mine de vouloir décliner. Goûter à l’infinitude de la mer les pieds posés sur le sable, l’eau à la taille. En liberté surveillée. S’accroupir légèrement pour être immergé jusqu’aux épaules.
La vague n’arrive jamais par surprise. On peut la voir venir et enfoncer ses orteils plus profond. Se tenir prêt. Les plus braves rient déjà du frisson, et se laissent charrier jusqu’au rivage.
Elle a sept ou huit ans et n’est pas si brave. Elle s’allonge sur l’eau, jambes serrées, les bras le long du corps, le nombril s’étirant vers le ciel immense. C’est ainsi que l’on flotte. Elle a appris depuis peu.
Aujourd’hui elle prolonge cet instant. Ferme même les yeux et s’amuse à reconnaître les voix familières tout autour. Les voix des grands qui se racontent des histoires, tout en rappelant à l’ordre les turbulents. Les voix des cousins qui chahutent trop fort. Des voix déformées dont bientôt elle ne saisit plus que les éclats. Des voix qui s’éloignent lentement à sa conscience.
Quand elle sera grande, elle n’aura pas peur. Elle ira loin, aussi loin que ses rêves, au-delà de l’île, de l’autre côté de l’eau. Rien ne l’arrêtera. Le futur, c’est comme la mer, il suffit de suivre le mouvement, de se laisser porter, de prendre garde aux courants. La mer qui l’enveloppe de douceur, lui rend la terre légère.
Il a suffi de quelques secondes. Elle n’a pas entendu les cris de joie qui annonçaient la vague. Lorsqu’elle reprend enfin pied, expulse l’eau salée de ses narines, elle ne reconnaît personne autour. Des gens qui ne la regardent pas, ont envahi la mer à cette heure la plus chaude.
Elle est perdue. On l’a perdue. De vue en tout cas. Elle ne peut pas avoir dérivé si loin…En se tournant vers la plage, elle ne voit plus l’amas des serviettes de bain. Par où sont-ils venus ? Il y avait ce grand cocotier, presqu’à l’horizontale… les plus intrépides avaient été autorisés à grimper sur le tronc et à sauter quelques centimètres plus bas. C’est pour l’instant son seul point d’ancrage. Cet arbre mis presqu’à bas par le vent des tempêtes passées. Il suffira d’attendre à son ombre.
Mes phrases préférées :
« Le futur, c’est comme la mer, il suffit de suivre le mouvement, de se laisser porter, de prendre garde aux courants. »
« Cet arbre mis presqu’à bas par le vent des tempêtes passées. Il suffira d’attendre à son ombre. » Merci Carine
Il suffit parfois de si peu pour se perdre. Quelques secondes, oui.
J’aime beaucoup comment le texte oscille au rythme des phrases entre ancrage et envie de larguer les amarres (à l’image de cette mer « tout près, mais un peu loin en même temps »), et le risque que cela comporte. Notamment celui de se perdre ! C’est très beau et très sensible cette façon que le personnage a de goûter la vie et le monde. Merci Carine !