C’est la route. On dit la rue. Pourtant la route. Elle monte en côte vers la maison. La maison a un grand portail. C’est un portail blanc. Mais la nuit, il perd ses couleurs. Ils sont a mi chemin. Les grands. Ils montent. Ils prennent la côte. Sur les poteaux des réverbères, souvent il y a des chewing gum. Et dans les caniveaux, des feuilles. Pourtant il n’y a pas d’arbre dans la rue, ni le long des trottoirs. C’est peut-être dans les jardins. Les jardins sont derrière d’autres portails. Des portails tout le long de la rue qui monte jusqu’à la maison. Ils apparaissent plus petits maintenant. C’est peut-être un arbre immense quelque part, de ces arbres sur lesquels on peut grimper jusqu’au ciel. Les nuages ça a un goût sucré. On y joue au ballon certainement et on cultive les haricots. Il y a sur la route parfois des plaque en métal. Dessous l’eau s’échappe quand il pleut. Il y a à côté, la maison du muet. Il bouge les mains pour dire bonjour. Ils sont juste au niveau du virage. Ils disparaissent. En bas de la côte, les portails semblent un peu plus grands et moins familiers. Dans la lumière dorée des réverbères se dessinent des toiles d’araignée. Les grands sont partis. Peut-être que la maison se trouve là haut après le virage, en remontant la côte. Peut-être qu’elle n’y est pas. Peut-être c’est arrivé à d’autres, d’avoir les pieds enchâssés dans le sol, en bas de la pente. Peut-être on va pousser, disparaître et secrètement, perdre ses feuilles. Il y a quelque chose qui monte dans le ventre. C’est si bon, qu’il ne faut plus bouger. Les grands sont partis. Peut-être qu’on va disparaître, englouti par la ville, les pieds enchâssés dans le sol. C’est ça : le plaisir ?
les pieds enchâssés dans le sol en bas de la côte, c’est certainement comme ça que vient l’idée d’avoir des racines. Quand on grandit, la question c’est comment je les coupe ces racines qui m’enchâssent.
Ou au contraire si je file l’idée sans savoir où elle mène, observer que cette position première est inaltérable et aller chercher du côté des branches et des racines, mais aussi de la vibration du corps immobile, de sa rêverie, de ses perceptions, retournement de l’exercice que cette image non du corps qui se perd parce qu’il est poussé en avant mais d’un corps qui recherche l’abandon et la perte en restant en arrière, un arrière qui par l’effet de cet isolement perd d’un coup toute familiarité pour prendre des allures étranges déclenchant des mouvements intérieurs contradictoires de l’angoisse à l’ivresse.
Tu joues aux legos. Les phrases s’emboîtent. Les picots d’encastrement (d’imbrication), ce sont les mots. Concaténation. Hop je clipse ma phrase (quasi nominale) sur la précédente. Un pas à pas (parce qu’autour, c’est le vide, le vertige)… Ces derniers jours et à mon sujet (toujours — cette irrépressible combinaison de la 1ère pers. sing. et de l’indicatif présent qui m’est comme un atavisme, une prédisposition, qui s’appose sur moi comme une cagoule) (et mes phrases abrégées comme mathématiques — comme si c’était une équation qu’il s’agissait de résoudre — comme si, à la place des points, on pouvait mettre des signes =) je pense beaucoup au « psychic numbing » / engourdissement psychique (c’est, une fois encore, Quignard qui m’a mis ça dans la tête — « La vie n’est pas une biographie ») — et je ne vais pas te faire croire que je maîtrise le concept, ce sont juste ces deux mots qui me flottent à l’esprit — je me suis dit qu’une phraséologie minimale, un peu raide (comme ces sportifs qui parlent au présent de leur performance passée, qu’elle ait dix ans ou un quart d’heure — éternel présent, présent qui ne passe pas) pouvait être le symptôme de ça, un « engourdissement », mais réactif, de défense — ou de défaite : le réflexe de se figer (la proie devant le prédateur) face au danger, au trauma — à l’engloutissement…
J’avais compris en nous lisant tous que dans la perte (la perdition ?) c’était la profondeur qui se rejoignait (ou se rejouait) mais là, tu m’en bouches un coin
Oulala je vois ici ton sens de la compression, bcp de choses formulées en quelques mots : explique moi un peu ce que tu entends par là et quel coin se bouche et pourquoi? (la boucle et bouclée pour un commentaire qui commençait avec une histoire de lego)
C’est un manifeste en faveur de l’écriture occlusive ?…
C’est l’expression de ma surprise devant le fait que tu associes très directement, très clairement (comme sorti de la bouche d’une enfant ?) non seulement le sentiment, mais la sensation physique (l’excitation) d’être perdue, et la jouissance sexuelle (il y a quelque chose d’approchant, je trouve dans « Enfance berlinoise » : Éveil du sexe — se laisser perdre, c’est franchir une limite, se mettre hors-la-loi), et ça, je ne l’avais pas pensé. Je trouve cela très beau, très bien amené (c’est grâce aux briques). Quant à la tendance à l’immobilisation, je la devine dans le devenir végétal (quoique par là tu rejoignes un autre déploiement — et l’eau aussi coule sous les bouches — d’où mes histoires de profondeur — mais on pourrait mettre « intimité » à la place, c’est peut-être cela qui se découvre là) — enfin je comprends par tes commentaires que, oui, pour se laisser délibérément distancer, il faut ralentir voire suspendre le mouvement auquel le corps humain contraint
Lecture très fine comme toujours, tu as très bien lu, c’est très exactement ça qui est en jeu.
hello Marion, tu titres jouissance, tu termines : plaisir…
c’est dans la suite de cette montée, de la rue en pente, de ces choses reconnues, revenues, dans la séparation d’avec les autres, l’instant d’arrêt, leur disparition, la possible disparition à venir de la maison, aussi bien que son apparition, que quelque chose de ce qui a été vu, noté vous rejoint, s’incarne en vous, qui entraîne votre disparition ?
je trouve que c’est très beau, très exigeant.
je pense que c’est la jouissance qui entraîne le présent, la présence. la présence corporelle qui pour un instant éjecte….. éjecte quoi ? enfin, ça je le dis à Christophe aussi.
s’agit-il seulement de défense : je ne le pense pas. je pense à un moment où l’on rejoint quelque chose comme l’essence de la beauté (!)
Merci Véronique, ici de manière très triviale, c’est le sentiment d’ivresse ambigu généré par l’abandon provoqué : l’enfant joue à laisser son entourage disparaître pour se trouver seul avec (dans) le monde et jouit de ce mélange de puissance et d’anéantissement
Merci Marion !
J’entends tellement la voix de l’enfant. Sujet verbe complément : surgissement poétique des images questions…