Perdue. Perdue pourtant. Un perdu de fille. Une fille perdue… Nous y sommes dans ce creux des divergences, expérience Perdue à explorer doucement, avec précaution. Il ne s’agit pas de pleurer, à cet instant, en pleine ville, la ville aux quartiers perchés qui affole le souffle, la ville aux inconnus à qui ne pas parler, n’avoir confiance qu’en un unique mantra : Ne pas faire confiance, ni aux gens, ni aux trottoirs. Elle fait le trottoir, dit-on, de la fille perdue. Errer en ville, perdue, le long de la pente qui arrête, s’agrippe et entrave, à cet instant, sans pleurer, au milieu des trottoirs, attentive. Aux signaux. Aux ombres. Aux possibles tigres dans une encoignure. Aux possibles loups surgissant des hauteurs. Le pas allant, dirigé, de l’enfant sûre d’elle, le pas perdu des grandes villes dissimulé sous le pas joyeux sans ostentation de la fillette qui rejoint une amie, une école, une leçon de musique. N’être perdue que dans le nom des rues, l’enchaînement des cours d’immeubles, la succession des ponts et à présent à l’assaut de la colline fameuse, se taire, se faire enfant ordinaire à crapahuter dans les rues. Tracer de silence la carte, diriger de silence la boussole. Il est tôt, la journée rythmée de feux rouges alternant de feux verts, d’autobus soufflant au freinage, à avaler et libérer des corps comme des monstres gourmands et cruels, de piétons pressés qui foncent sur elle. Sa taille l’expose et la protège. Ce serait malchance de croiser le fourbe danger des yeux de celui qui s’abaisserait à la voir, alors elle se fait transparente, un art de fille qui se cultive de conseils et d’imitation, rien en elle des aventurières dont elle lit les exploits, ni groupe de copains et copines pour s’entraider, ni petit costume noir et masque à enfiler pour paraître tel un petit fantôme, ni chien protecteur, ni bateau pour atteindre des îles, ni cheval à porter sur son dos, ni coffre aux écus d’or pour tout excuser, tout promettre. Elle va, genoux fléchis par l’effort, le long des façades qui ratrappent le dénivelé par des subterfuges d’architectes, fenêtres qui se rapprochent du sol pour rester alignées, et portes avec seuils compensés. Un sac en tartan sur les épaules, un manteau serré sur la poitrine qui à peine, mais déjà trop pour elle, dessine des courbes là où elle ne demande rien. Et des chaussures. Objet de désir obtenu de pleurnicheries et de caprices. Des chaussures qui courent, des chaussures sans charme seulement d’être confortables et commodes, qui lui font une silhouette commentée à chaque enfilage, à chaque laçage, commentaire sur leur laideur, leur manque de grâce et de cuir. De quoi les rendre haïssables les petites convoitées, de quoi les rendre suspectes, sont-elles ces magiciennes qui la sauveront de tous les dangers comme elles le promettent, avaler les pentes, sauter des murs, enjamber des flaques, grimper des escaliers, fuir devant les méchants aux yeux fouilleurs, ou bien seront-elles ces traîtresses qui la dénoncent, attirent sur elle une attention dont elle ne veut pas. Pour l’heure, elle avance, elle a déjà vu cette porte cochère, elle se demande si elle sortira du labyrinthe, elle se demande sur quoi caler son regard, elle se demande si la ville aura pour elle un peu d’indulgence et lui offrira une ouverture vers le parc d’où tout rayonne dans ce coin de la ville. Elle le lui demande, à la ville, avec une de ces incantations dont elle ne parle à personne, paroles et gestes liés en succession, suite à enchaîner sans faute et dans l’ordre, de quoi calmer ce qui n’est pas un jeu et le coeur à la chamade, de quoi reprendre un azimut et rentrer dans le rang. Elle force sur son pas, et atteint le plateau. La ville s’étale à ses pieds, devant le gros cailloux vestige glaciaire, apporté là pour témoigner d’une histoire ancienne d’obstination de pierre.
que j’aime le fond, le rythme et cette façon de répondre à « gravir » par les mots en italique
Merci ! Et m’avoir éclairé aussi.
Comme Brigitte, riche idée que les italiques. Très chouette passage des chaussures, terriblement métaphorique.
« diriger de silence la boussole », c’est beau ça.
Merci Perle, de ce retour,
Je trouve de plus en plus que donner à voir le personnage par un détail de ses objets ou lieu ou quoi que soit investi fort et son rapport à cette « chose » dit beaucoup de lui ou elle, et donne des textes vivants moins lourds – c’est sûr – qu’un passage psychologisant, bref, c’est une des découvertes d’écriture des Ateliers,
Tu peux chercher dans les différents Cycles, il y a des propositions sur ce sur-investissement d’un « objet autobiographique » – on peut lancer un SOS pour trouver où, car comme ça, ça ne me revient pas, même si je sais quels textes j’ai écrit.