On existait déjà et c’était un monde abstrait – dans la mémoire des voix, de quel droit parlerai-je d’elle ? Et plus : pourquoi y aurait-il un droit ? Écrire c’est aussi dire. Ses mots. Je me souviens qu’elle me disait « tu n’as pas une cigarette » mais ce n’était pas une question, elle se cachait en disant « non, non », la teinte des draps était la même que celle de ceux où reposait sa sœur, la tête doucement légère yeux fermés et ses beaux cheveux vaguement bouclés et blancs à la Salpétrière – les tunnels, la chapelle et ses expositions, la morgue les bâtiments les gens les voix – déjà j’y avais été, un ami une maladie rare, je me souviens aussi les gilets jaunes, la peste brune comme hier comme aujourd’hui, le scorpion noir, je me souviens des glaces cassées à l’arrêt du 63 « Albert-de-Mun » en sortant de la cinémathèque le soir tard, éblouis que nous étions (du film je ne me souviens plus), à ce moment-là où Joseph Fontanet écopait d’une balle perdue dans le même quartier, comme la glace de l’arrêt de bus, une jeep qui passe sur l’avenue, des coups de feu, trois types tendus, sans raison car ils n’en ont plus, et pourquoi les fachos auraient-ils disparu comme par un bel enchantement avec la fin, disons, de la guerre ? Et de celle d’Algérie ? Et les autres, et les Aurès, et le reste du monde, pourquoi ? Des choses à dire, merci de me donner la parole, merci de me recevoir, merci à vous, je dois trop écouter la radio. Je n’écris qu’avec de la musique mais j’ai du travail à faire, elle disait « j’ai mes raisons » mais ça me restait incompréhensible, complètement, j’avais commencé en plaçant cette voix autrement, j’avais fait parler sa sœur, je les aimais tant, ces deux-là – l’une brune, l’autre teinte en blond – après, elle, elle se teintait les cheveux – tant qu’elles étaient vivantes, moi j’étais encore en enfance, obéissant, à sa sœur aussi parce qu’elle me disait « tu ne peux pas imaginer », elle était assise sur son lit, dans sa chambre d’hôtel, la trente-cinq, cousant, défaisant, refaisant remontant ôtant, puis repassant l’odeur du fer, minuscule et pliable comme ses lunettes, et me faisant essayer le blouson de cuir qu’elle allait m’offrir, au plafond une cage à oiseaux ouvragée comme on en fait là-bas faisait office de lustre, elle portait ses lunettes sur le bout du nez, pliables elle ne les portait pas dehors, elle parlait, de son amie qui vivait dans la quarante-trois, elle était partie jouer à Enghien ou n’importe où, elle parlait de la femme de chambre Maria-Luisa, portugaise qui économisait sur tout pour construire une maison, cette même tante ses gants de pécari noirs et son sac de faiseur, ses lunettes de soleil, elle qui marchait d’un pas vif, elle qui allait faire des courses et les rapportait, « mange » disait-elle « ça vient de chez Saffray » disait-elle, très faubourg Saint-Germain (ça n’existe pas), faisant claquer doucement sa langue en croisant ce type mal rasé, chaussures blanches sans chaussettes, coin Bac-Verneuil, pantalon blanc et bleue clair la chemise clope au bec « je t’assure que ça ne se fait pas, quelqu’un comme lui » il aurait dû agir comme un prince mais faisait le gueux, car fumer, pour elle, était déjà une contre-vérité, un manque de tact et d’éducation, mais dans la rue en plus, non ! quelle honte !, contrairement à celle-ci « c’est une fausse comtesse mais elle sait s’habiller » sans doute en était-elle restée à ce stade de l’histoire, les monarchies, le tsar de toutes les Russies, le roi Farouk et le shah, son point -de-vue-images-du monde, jours de france figaro, ces idées-là un peu surannées, tellement idiotes ou seulement démodées, auxquelles elle tenait sûrement puisqu’elle les défendait jusqu’à se fâcher avec sa sœur, la benjamine qui avait plus de dix ans de moins qu’elle, la brouille durait des semaines, trois ou quatre, puis l’autre appelait l’une « je t’en prie, pardon », sa voix au téléphone, et elle, elle qui raccrochait : « elle commence vraiment à me faire chier » prenant son clope « pardon coco non mais elle est emmerdante tu sais » oui, je savais, « tu veux du coca ? », elle parlait et disait « ce connard m’a dit « monsieur » en me répondant au téléphone, mais c’est un sale type », la voix un peu rauque de tabac, le rire et les chansons, le Buena Vista Social Cloub, les pas de danse, Chan chan qui commençait « viens danser allez viens » et puis les « n’oublie pas ce que je t’ai dit » et les « jure sur la tête de Mama » à sa sœur, les mots d’arabe, sa voix non, sa voix qui me parlait doucement, assise sur mon lit, « promets-moi » ses lunettes et ses cachemires, elle assise à l’avant de la quatre-cent-trois, penchée vers lui, la main sur le bras de son mari, la nuit, le silence qui en disait tant, celui de son père qui posait une main sur ma tête et murmurait quelque bénédiction, « ne pleure pas, me disait-elle en reniflant doucement, il n’aurait pas aimé ça », et le silence encore, celui du vent et celui des lumières, elle marchant sur la corniche avec ses amies, qui rient cheveux au vent, la mer l’écume le soleil, il y a une photo d’elles ensemble, elles étaient quatre, des filles de seize ou dix-sept ans – déjà des femmes – belles brunes heureuses – joyeuses pour l’image – la joie de ces âges-là, elles blaguent, elles se souviennent, la force et la puissance du désir, vivre encore oui, vivre
je relisais la même histoire déjà contée et recontée racontée récit citation me souvenant de quelques unes de ses tournures - au ciel passent les aéroplanes, tous les matins - sauf volcan et épidémie confins et autres événements immaîtrisés - je cherchai aussi une image pour illustrer la corniche de la Marsa mais ça n'existe plus - la joie qu'il y avait à entendre de la musique, des chansons, j'ai oublié le "rien ne vaut la musique arabe" darbouka et violon ou le "c'est la faute à Malou" de son mari mais je voulais préférer les voix de femmes, ici depuis six mois, Oum Kalsoum ou ici (c'est un autre ici, mais c'est quand même le même - ce sera une photo d'elle) et plus tard, Dalida - l'Égypte de Claude François ou la Libye de mon oncle - le Liban de Gracia aussi qu'on retrouve dans le lien plus haut - mais partir d'un des derniers souvenirs dont le souvenir s'éteint, pour parvenir aux premières fois où je l'ai vue et croisée (sur la photo, elle souriait et tenait ses amies par le bras)
Oh, c’est magique ! Avec le titre déjà, merveilleux. Et tout ce qui suit de nostalgique, tragique et gai à la fois, palpitant, débordant, défilant les images qu’on se fait à partir de tes mots, tu écris comme balancer des images comme un film ancien dont on tournerait la manivelle au ralenti, mais toujours ça va trop vite et revenir en arrière on ne le peut pas. Si beau, merci, Piero.
merci à toi, Anne – trop gentille…
comme c’est revigorant de vous lire, merci !
Tant mieux !! (bonne suite) Merci à vous
je ne connais pas sa voix bien sûr, mais est-ce si sûr ? je l’entends ou je crois très fort l’entendre
l’aimiez bien pour la dire. ainsi
ah oui, beaucoup (enfin comme on aime une mère) (merci à vous)
Les lunettes pliables – mon père avait des pliables dans la poche poitrine de sa veste) … ( elle ne les portait pas dehors par coquetterie ? ) et la « cage lustre » ( avec ou sans les oiseaux? ) … il y plein de détails: vêtements objets choses … une matière à rêver on ferait bien les décors du film ( avec les costumes)? On entend des bouts de dialogues ( on imagine la voix)…
Oui comme un film, un kaleidoscope,,des détails qui s’entrechoquent, je m’y perds et je m’y délecte
merci Piero