#enfances #05 | toute la vie

Attends il faut que je me souvienne
c’est loin tout ça, c’est loin de moi tellement loin
il y avait la dauphine garée sur la route, le soleil, le café tiède et Mama
les ombres des eucalyptus leur odeur quand leurs feuilles prenaient la chaleur
ça n’avait rien d’exceptionnel sinon cette lumière
(ce ne serait pas d’elle mais dis, quand reviendras-tu ?)
la quatre-chevaux grise contre la pile du pont
il y avait le petit qui courait pour l’arrêter sans y arriver
au bout de l’avenue la mer bleue toute la vie toute la vie
il y avait les lauriers blancs et roses
(ce ne serait pas d’elle non plus mais mon doux mon tendre mon merveilleux amour)
il y avait les quatre hélices des moteurs de l’avion sur le tarmac
les flammes bleues et jaunes et dessous au loin la mer bleue toute la vie
il y aurait sûrement de la neige
tout serait blanc et duveteux et propre et neuf sain beau clair froid
une espèce de paradis enchanté, ma pauvre amie
(ce ne serait pas d’elle non, mais on avait dit jamais on avait dit toujours)
il y aurait tout pour les enfants, ils seraient heureux il y aurait la santé la joie de vivre
le plaisir le désir, le revoir ce soir-là non loin de la jetée
la voiture bleue dans la nuit bleue la rue qui va au fleuve le café à gauche qui fait le coin du quai
au milieu de la place le lion de bronze qui en tremble encore
il y aurait aussi et le reste du monde et la pluie et le vent et le froid et les étoiles
merveilleux je ne sais pas, je ne crois pas mais vivre oui vivre et tenter d’oublier
je me souviens maintenant, je me souviens du petit et du coup de marteau qu’il flanqua au scorpion dans la cour de la maison
les figuiers de barbarie et les tessons de bouteilles sur le haut des murs
la chaux blanche qu’étendait Filipo sur les murs en sifflant, le bleu des volets allongés sur les tréteaux, l’échelle posée contre la fenêtre de la cuisine au premier
ce même bleu de la grille de fer forgé
attends la maison de Malou et sous l’escalier qui allait à la cuisine, les boutargues qui séchaient
le basilic qui poussait dans des pots l’odeur qui embaumait
mon père qui prisait de sa petite tabatière en argent
au fond du petit jardin, la remise et les cahiers de la comptabilité de Juvénal
dans les rayons du soleil la poussière qui dansait
lui qui taillait ses crayons avec le canif qu’il avait dans la poche de son gilet
je me souviens, cette tartine beurrée salée poivrée, qu’il emportait avec lui
tout s’en va, attends encore un peu attends
la transparence de l’eau, la suavité du sable
le sel qu’on lèche sur les bras, le sang des égratignures
les coups de klaxons de ton oncle pour que la porte lui soit ouverte
le ciel les pois chiches les brochettes le vent doux dans les arbres
la propriété de mon beau-frère et le piano dont jouait ma sœur
non, rien d’extraordinaire, quelque chose du passé, quelque chose de merveilleux parti dans les limbes
le voile doux des rideaux et le vent qui les arque
il y avait au mur du salon un miroir je ne le savais pas vénitien il imitait le soleil
les poissons la mer bleue toute la vie toute la vie
les rires des enfants, leurs cris de joie, leurs pleurs aussi, quelque chose qui revient de si loin
les photos dans le tiroir du secrétaire, les dossiers, les papiers les passeports les objets de ces moments-là les fume-cigarettes les pochettes l’étui en argent et en mica les papiers glacés les verres les alcools les cartes les jeux les rires la fumée les cigales la danse et les rires
je me suis assise sur ce fauteuil à oreilles
un tissu bleu comme je les aime ou tilleul ou pastel
pourquoi faut-il que ces choses s’en aillent ?
une cigarette, un coup de téléphone, un appel mais qu’est-ce que ça peut faire
pourquoi suis-je encore là ?

j'ai vaguement cru percevoir la représence de codicille - ce n'est qu'un rêve - je ne lis que peu, mes excuses : je suis préoccupé - j'ai regretté le zoum d'hier, j'y aurais (peut-être secrètement, virtuellement comme j'aime assez) rencontré les auteurs - cependant, depuis le passage de mon quatorzième lustre "tout pile" comme dirait la vulgate contemporaine je m'astreins à une tentative de portrait - ça a été le cas tout l'été - c'est continu avec cette "enfance" d'automne-hiver - ça continuera tant que ça pourra j'imagine (mais, comme disait quelqu'une que j'aimais et que j'aime toujours (mais elle n'est plus, sinon dans mes rêves) "tu ne peux pas imaginer")(non, je ne puis) 

A propos de Piero Cohen-Hadria

(c'est plus facile avec les liens) la bio ça peut-être là : https://www.tierslivre.net/revue/spip.php?article625#nb10 et le site plutôt là : https://www.pendantleweekend.net/ les (*) réfèrent à des entrées (ou étiquettes) du blog pendant le week-end

10 commentaires à propos de “#enfances #05 | toute la vie”

  1. . »..la chaux blanche qu’étendait Filipo sur les murs en sifflant, le bleu des volets allongés sur les tréteaux, l’échelle posée contre la fenêtre de la cuisine au premier » Toute la vie comme un poème merveilleux ( on peut l’imaginer? il semble que oui)

  2. toute la vie toute la vie, tellement sensible, le voile doux des rideaux, le sel qu’on lèche sur les bras, une émouvante musique qui s’entend là

  3. et comme tout cela (curieusement à quelques détails près comme la neige et les pois chiches je rentre dans l’émerveillement comme dans un souvenir avec vous) s’enchaine merveilleusement
    ça ne devait pas être une liste, bien entendu mais ici avec vous c’est un poème

  4. je te suis, tu m’embarques
    oui j’attends, j’attends, c’est promis, j’attends que tu te souviennes, j’attendrai le temps qu’il faudra
    et tous ces souvenirs dont tu parles que tu cherches à écrire, ils me touchent, paraissent si vrais

    « les poissons la mer bleue toute la vie toute la vie »

  5. La litanie des merveilles, celles communes à la génération et soudain celle de soi seul, tel visage, tel instant, on navigue de l’une à l’autre, cosmogonie des instants perdus, et c’est à nous d’être émerveillées,
    Merci,