Elle lâche la main de sa mère, court, saute sur un pied, frôle un vélo, un bus, la main en colère la reprend, la serre très fort, ça fait mal, l’étau se resserre peu à peu la pression augmente encore, elle pousse un cri, puis la main suppliciante se détend devant une vitrine de mode, ses doigts à elle engourdis s’étirent, respirent, sa main à elle retrouve sa vigueur libérée par l’effet de l’attention grandissante de la mère sur les vêtements qu’elle convoite, elle retire peu à peu sa main moite, l’essuie sur sa robe bleue et sent monter en elle un élan – à ses jambes maintenant accorder tous les pouvoirs.
C’est l’aventure, jamais elle ne s’est retrouvée seule dans la ville. Pas d’inquiétude, elle connaît son chemin pour retrouver la maison, à droite, tout droit, à gauche, le bar, l’église, la rue très en pente, le petit jardin sur la droite. Chemin tout tracé dans sa tête, mais — laisser passer une occasion de regarder un peu ailleurs, lever la tête, un grand immeuble, un petit garçon lui fait un signe de la main, elle répond, se tient bien droite, fierté d’une liberté si nouvelle, elle avance d’un pas assuré, se laisse porter par cette aventure pédestre improvisée. Des passants se retournent vers elle, bien jeune pour déambuler seule. Une dame l’interpelle – où est ta maman ou ton papa— elle est chez une amie, je l’attends. Enfin libre de poursuivre son chemin, elle s’intéresse à tout et aux sensations qu’elle ne sait pas nommer, mais c’est fort, c’est comme une vague qui monte et fait tellement de bien.
Le temps qui passe, elle ne le mesure pas, elle avance en paix dans des rues inconnues, le ciel s’assombrit, la fatigue ralentit ses pas. C’est comme si brusquement elle changeait de monde, comme si elle avait parcouru un monde irréel et qu’elle se retrouvait là dans cette rue inconnue désemparée. Il faut revenir à la maison, observer les bâtiments tout à coup devenus des masses hostiles, partir à gauche, à droite, elle ne sait plus que faire, une évidence, elle est perdue, elle ne connaît personne, elle a peur, mais ne veut pas pleurer à cet instant. La nuit est proche, les larmes se libèrent, elle avance à pas vifs, des essais des erreurs, les lumières de la ville s’intensifient, elle trébuche sur une pierre, fait une chute, le genou est sanguinolent, cela lui rappelle les descentes en courant dans la rue très pentue face à sa fenêtre, son terrain accidenté qui couronne ses genoux avec une fréquence avérée, alors elle voudrait y être déjà, retrouver sa mère, accepter les mains moites qui consolent. Elle avance encore longtemps, reconnaît le bar de José, l’église, et enfin la rue pentue. Les fenêtres de sa maison sont éteintes. Elle s’assied sur la marche devant l’entrée, une odeur de jasmin l’enivre, elle a retrouvé enfin son quartier, mais — où est sa mère. Le temps s’étire, le sol est froid, elle tremble un peu, la mère arrive, la serre dans ses bras, les larmes se mêlent au jasmin.
L’usage du présent rend présent, présente, offre un espace. On s’y glisse, accompagne les personnages, s’interroge, éprouve les changements de luminosité, et la sensation le flottement du doute envers le familier, l’impermanence des odeurs, du toucher, du corps, en contrepoint.
Oui la puissance du présent
la construction d’un souvenir, en fidélité et en invention
ce qu’on arrive à saisir et qui échappe encore
merci Patrick de votre écho