J’entre dans la chambre. Un regard de surprise immédiatement rempli de joie. Les mots ne viennent pas. Ils sont là quelque part stoppés par une barrière invisible, sournoise. Elle confond mon prénom avec celui de sa belle-fille mais les yeux m’ont reconnu. Aucun rapport entre les deux à l’exception de la première lettre, le premier son. La main se lève et tremble. Les barrières tombent, la pudeur et les non-dits passent aux oubliettes. Des mots qu’elle n’aurait jamais prononcés sortent. Indulgence et tristesse. Des histoires de famille rangées depuis longtemps reviennent, une vieille boîte de Pandore s’ouvre. Qu’importe, les histoires ne franchiront pas mes lèvres. Je m’assois sur le lit près d’elle. Elle pose sa tête décoiffée sur mon épaule. Ma main touche ses cheveux. Comme si elle entendait mes pensées, elle me murmure « ne t’inquiète pas ». Sous la couverture, le pied gauche est doué d’une volonté propre qu’on voudrait lui ôter. Du même côté, la main se lève à nouveau, sans trembler, phénomène rare. Victoire du traitement qu’on dose à tâtons.
Elle se redresse avec des va-et-vient qui emportent son corps en avant puis en arrière, elle s’assoit sur son lit, tangue, cherche un chausson puis un autre. Elle vacille en permanence, il n’y a plus d’équilibre. Elle va à petits pas traînant jusqu’aux toilettes, se jetant vers les murs pour prendre appui, refusant le déambulateur ou la canne. Le grand corps est courbé et maigre, les joues sont creuses. La voix grave et le rire rauque sont là et me réconfortent… Soudain la main se lève, s’agite, arrive le K, le Khe, Khedidja, il nous reste encore un peu de temps…