Comme les hommes, il y a les livres d’une vie et il y a les livres d’une nuit. De ces nuits de solitude, où une urgence nous grimpe à l’estomac et où le terrible écoeurement du siècle nous étouffe. Aucune présence autre que celle de cet auteur lointain ne pourrait rendre le ventre chaud.
Souvent, la nuit je ne dors pas. Après tout, il y a une matière sur mes draps. Et toujours, jetés au bord de mon lit, en voyage dans la valise, trop lourde après, au sol dans des appartements de fortune, dressés sur une table de chevet branlante; les livres. Des livres qu’on avale sans reprendre sa respiration et dont on ne se souviendra de rien d’autre qu’une empreinte en nous – comme les amants, muets observateurs de nos corps vieillissants.
Pour Le trou de la serrure, de Branko Radicevic. Pour parfois croire être la seule au monde à avoir lu ce livre, trouvé en français dans une rue de Belgrade. Langue absente, images défaillantes. Il est des femmes qui naissent dans des pays qui n’existent plus. Un vieil homme tire au fusil dans le ciel – il a tué dieu.
L’homme qui savait la langue des serpents, d’Andrus Kiviräkh. Et cette folie de la solitude de vouloir rattraper à pleine main la stupidité de l’homme. La salamandre se cache dans les fleurs de fougères – malheureusement les fougères n’ont pas de fleurs et les deuils sont empli de rage.
Avril brisé, d’Ismaïl Kadaré. Comme des silhouettes, comme des ombres chinoises, qui courent inexorablement vers leur mort, avec une robe de mariée poussiéreuse derrière – il y a des regards à ne pas croiser.
Dracula, de Bram Stoker. Qui donc reconnaît à Jonathan Harker son courage et sa valeur ? Je ne me souviens de rien si ce n’est qu’il vaut mieux fermer ses fenêtres la nuit et que la peur peut se barbouiller de caprices.
Mémoires de Hongrie, de Sandor Marai – il y a un vieil homme qui descend lui donner un album de photos. Si Sandor s’en souvient alors nous aussi et l’insignifiant peut être immortel. Lu sur les bords du Danube, témoin éternel des guerres fratricides et cette vieille femme me dit « il faut lire pour apprendre. Apprendre quoi faire quand la guerre arrive. » J’ai appris, Sandor. La langue de l’écrivain est sa patrie.
Et qui se souviendra d’Albert Cossery et de Mendiants et Orgueilleux ? De toute façon, la bombe nucléaire a été inventé, alors comprenez que les bienheureux sont les ivrognes sans foi ni loi et sans feu ni lieu… Ils ont compris, eux.
Moi, j’ai compris avec Lignes de failles et Nancy Houston que les secrets viennent déborder nos chairs et transpercer nos sueurs, dans leur nécessité d’être hurlé.
Comme les Hauts de Hurlevents, d’Emilie Brönte dont il ne me reste rien qu’un étrange malaise, comme l’esprit fouetté par trop de vent et de colère et je suis trop jeune pour savoir si c’est comme ça qu’on aime ?
Ou si c’est comme dans Grief is the thing with feathers, de Max Porter en acceptant que les fantômes ne peuvent pas nous hanter… l’âme ne se dépose que sur les réminiscences de l’enfance – une balançoire, un pain au chocolat, une flaque.
Et quand j’étais enfant, la taie d’oreiller sur la lampe de chevet… je n’ai jamais réussi à me souvenir du nom… l’histoire d’un petit garçon… qui parle à une flaque… dans son village il y a une vieille dame qui tous les jours met une robe différente et sors sur sa terrasse prendre le thé… un jour elle mettra sa plus belle robe et elle ira mourir… et comment peut-on déjà manquer ses souvenirs en étant si petit ? On me dit mais tu l’as rêvé ce livre.
Tant mieux. Comme ça je l’écrirai.
Quel beau texte ! Donne envie de lire tous les livres évoqués, y compris celui de la fin que vous écrirez…
Merci à vous ! J’espère bien l’offrir à la lecture un jour prochain…