Je me suis assise sous la branche qu’un arbre lançait vers la plaine sous le rocher, les jambes, vibrant encore de l’effort, étendues devant moi, les talons plantés dans le sol juste à la limite de la tache d’ombre, là où le soleil de juin commence à brûler la terre, à la décaper, à en détacher une fine couche de poussière qui nie l’idée de végétation, écho des pentes cabosseuses qui nous servaient de cour de récréation chez les nonnes de Toulon ne donnant force qu’à de hautes herbes sèches en partie basse et à un très vieux figuier rampant agrippé à mi-côte dont les figues blanches presque sèches à la rentrée de septembre étaient le privilège délicieux des élèves de terminale assises sur ses racines pour se raconter leur été, écho de la pinède qui se muait peu à peu en sable gris autour des blockhaus à Hyères, ce sable sale que la résine et le sel collaient à mes jambes autour du ou des furoncles renaissants que ma mère brûlait le soir, écho de la terre meule à la limite de l’abri du gigantesque tilleul de Solliès, juste avant les rangées de tomates ou de salades, là où, les derniers graviers s’enfonçant dans mes cuisses, penchée sur leur affairement, je m’appliquais à entraver le cheminement des fourmis chargées de minuscules provisions avant de galoper avec les autres, appelés vers la rigole longeant le jardin pour assister au moment où, parce que c’était notre heure, notre vieil ami libérait l’eau – et nous le suivions au long des petits canaux pour avoir le droit de soulever les petits barrages métalliques, d’admirer l’éveil de la terre qui buvait sa ration de vie liquide – juste avant que nous repartions sur les dalles de terre cuite de l’allée, entre les rangées de buis vers le goûter, laissant nos sandales au seuil de la porte pour entrer, en refoulant les lanières du rideau, dans l’odeur de cire, de miel, de pommes murissantes, les pieds nus sur les carreaux blancs et verts qui, par delà les tomettes auxquelles nous étions habitués, nos tomettes un peu trop neuves dont les couleurs trop proches ne chantaient qu’en mineur l’harmonieux camaïeu, me rappelaient – les autres étaient trop petits ou je le pensais – les carreaux juste un peu plus raffinés de la maison de La Pérouse – je n’ai appris qu’il y a quelques années le beau nom berbère oublié pendant un siècle, Tamentfoust, de ce petit port et son antiquité – avec leur bordure d’acanthes vertes et bleues inspirée de la céramique ancienne remontée autour de la fontaine dans la cour, entre le jardin de terre battue et la villa sur la mer au dessus du hangar à bateau qui s’ouvrait sur le sable fin de la plage, juste après les restes d’une petite jetée sur les pierres glissantes de laquelle nous allions, couteau en main, décoller ces délicieuses anémones de mer que nous regarderions ensuite se réduire dans la poêle, condensant en une toute petite purée de saveurs le contenu du grand seau remonté par le petit sentier qui la prolongeait, la porte de bois peinte en vert à mi-hauteur, avant la rue de terre battue séparant la rangée de maisons bourgeoises de la petite ferme aux oies caqueteuses qui me terrorisaient, la rue pleine d’ornières sur lesquelles cahotait la traction de mon oncle où nous nous entassions pour aller à la ferme près de l’embouchure du Hamiz, les premiers coquelicots dont je me souvienne, entre les roseaux, la grande cour de terre entourée de bâtisses basses qui ne doit plus exister maintenant – la zone semble lotie, incluse dans la banlieue balnéaire d’Alger – dont je me souviens fort mal ou pas du tout, plaquant sur ce mot de ferme des images venues de toutes les vacances en Haute-Savoie ou en Auvergne en un mélange un peu flou mais à peu près homogène malgré les différences de paysages et de terroirs d’où ne se détachent que, plus récentes, les longues bâtisses basses en pierres des petites exploitations éparpillées au bord des chemins creux du hameau autour de la maison des courtes années heureuses en Limousin, au temps de ma découverte tardive de la sensualité des terres riches, de l’humus, des forêts humides, la maison aux dalles de pierre usées, aux cheminées profondes, avec sa porte surmontée d’un bandeau où était sculpté «chabatz d’entrar» et le fer fixé dans la maçonnerie pour nettoyer chaussures et bottes et… J’ai pris soudain conscience du soleil qui atteignait maintenant mes avant bras, mes mains appuyées sur la pierre de mon banc, et j’ai réalisé que madame ma fantaisie flânant derrière mes petites puis grasses jambes d’adolescente s’était tant attardée que les sols de ma vraie vie, ou ma vie d’adulte, ma vie en propre, sols du nord, planchers raboteux, planchers bien sages, jouissance des parquets des musées ou monuments, horreurs des minces parquets dits mosaïqués posés sur les sols chauffants des appartements bourgeois des années 60 ou 70, macadam – et les pavés qui sont apparus lorsque il y a si longtemps on l’a attaqué ou fait brûler – allées sages du Père Lachaise, trottoirs divers, quais de bord de Seine et quais du métro, et la navrance des couloirs suivis à la Défense pour attraper un bus vers Bougival, avec les flaques quand leur plafond pleurait pour m’accompagner vers la chambre où mon père avait décidé qu’il avait suffisamment vécu, la terre du jardin du Palais Royal, les allées de Saint Germain, et puis les monts d’Ambazac avant le plaisir visuel des calades où me tordre les chevilles… mais comme il était trop tard suis sortie du jardin, descendant vers les dalles blanches de la place du palais.
(publié le 16 6 2019)
images © Brigitte Célérier – Avignon
J’aime cette matière brute du réel. Et cette approche de l’écho. Et ces petites gourmandises. Et aussi ces plantes, ces fleurs, rapport à la nature…
merci… suis partie en roue plus libre que le voulais et du coup j’ai coincé
non, c’est très bien comme ça, vraiment…
Quel tourbillon de sols : pour une petite vieille, vous assurez encore Brigitte !
ça c’est vrai…
quel beau voyage
merci à vous… pas eu le souffle – trop d’années et de vies différentes
c’est vraiment épatant, tous les sens que ça appelle, les senteurs, les couleurs (ça fait un film dans la tête) (c’est bien bateau ce que je raconte mais c’est vrai, on voit les images, ça brasse avec les nôtres)
content de vous lire
Merci de vous.
et merci à vous tous… me donnez coup de fouet !
Je déambule avec plaisir et me laisse porter d’écho en écho, comme si c’était mes propres souvenirs…
merci
Un vrai tour du monde par ses sols, grave et touchant, mais pas très petite vieille à mon avis
Je me suis tout de suite senti emporté par la phrase, déambulant avec vous d’un lieu l’autre, d’un temps à l’autre, ivre d’odeurs, de saveurs, de sensations… belle ballade !
Quel souffle dans cette écriture-là ! Pleine d’images, d’odeurs, de saveurs, de sensualité… Je ne lis que l’enfance et la jeunesse…
un grand grand merci à vous… me dopez là… et en ai besoin (pas pour l’atelier dans l’immédiat et n’en aurais pas besoin pour venir vous lire ce soir, mais merci
Moi j’aime bien quand vous vous laissez un peu aller je dois dire, quelle précision des souvenirs, m’épate – moi qui n’en ais pas de mémoire – ce glissement par les sens lève du corps à chaque instant, bat le rappel, ouvre à cette vigueur de l’enfance, tout en mille feuilles, traversées-couturées de petites touches de temps plus proche. Merci donc, continuer à laisser aller dans la langue, ça réjouitblouit.
Quel beauté !
(et gouter un jour les anémones de mer)
Merci pour votre lecture, Brigitte, et un grand merci pour votre impressionante fantaisie qui m’a rappelé ces excellents beignets d’anémones, ces terribles brûlures aux mains – dûes à la gourmandise… les figues blanches sont si bonnes !
Je suis sous le charme de cette belle et longue rêverie le temps d’une halte dans un jardin, en écho aux impressions visuelles suscitées par l’environnement immédiat… puissance de cette terre sèche, de ces grains de poussière ou de ces taches d’ombre autour d’un banc, à l’origine de ce flux de souvenirs !
Quelle joie de vous lire, comme des chuchotis d’enfance qui ressusciteraient, surpris ! Merci beaucoup
J’aime quand les souvenirs naissent en écho, quand votre texte prend de l’ampleur, nous plonge dans un traveling du tilleul au potager puis dans la cuisine où la phrase se fait alexandrin. J’aimerais entendre aussi comment résonnent les sols de « [votre] vraie vie »! Merci!
❤️
Suis « fan » de longue date, mais, là! Quoi, n’y aurait-il pas de souffle? C’est bien l’inverse, oui! Les pieds me brûlent à seulement lire vos terres, vos sables et vos dalles!!
Je crois que, si j’étais une fille, je pourrais avoir certains de vos souvenirs…
En tout cas, oui, quel souffle du Sud !
Bravo !
Oh le jardin de Sud…! C’est gouleyant et merveilleux – l’ouverture à l’eau par les petits canaux, oui…
Une percée, une ouverture où Tout est mouvement sur le fil continu du Sol. Merci pour cette lecture offerte.
Il doit y avoir un raccourci pour aller chez Colette derrière le figuier? J’aime beaucoup l’idée d’ouvrir les petites portes pour faire aller l’eau où elle est attendue et d’admirer l’irrigation. Les terres sêches aussi sont sensuelles.