Il s’appelait JB (1) et il a sans doute, sûrement, été présent quelques fois comme un immense jeune corps à côté de moi, de moi et des trois gosses qui me suivaient, mais je ne me souviens pas de lui. J’ai le souvenir de deux photos. Sur l’une il est au centre d’une ligne ascendante tracée par trois enfants dans un jardin à Santiago du Chili, entre ses deux sœurs en robes blanches et fines ceintures de cuir, ceinture portée sous les bras de la petite, un peu boudeuse, à sa gauche, ceinture sur les hanches comme un rappel des robes des adultes de l’aînée , qui a déjà la grâce souriante de la future jeune femme (2). Sur la seconde il est en kaki, mince, visage un peu long comme tous les jeunes premiers de l’époque, assis sur une barrière en bordure d’un jardin allemand, pause finale sans doute, ou de peu, dans la trajectoire qu’avait été sa première guerre (3). Et si je ne l’ai pas connu, vraiment, j’ai pour lui depuis ma pré-adolescence la tendresse navrée de la seconde des sœurs, ma marraine, qui me parlait de lui avec une adoration désolée. J’ai aussi deux souvenirs ; l’un très flou, qui se situe avant ces après-midi chez elle, ma seconde mère (4), souvenir où il n’est qu’une absence qu’on nous annonce comme définitive, nous petit troupeau dans le jardin d’Alger, gardé par une jeune fille, une cousine, écoutant, contre le mur de la maison, notre mère qui pleure (5), et j’ai mis longtemps avant de savoir qu’en fait il n’était pas mort par une balle ou autre instrument de guerre, mais de maladie, contractée sur le fleuve, là bas, en Indochine (6). L’autre souvenir se situe plus tard dans ma vie, plus tôt dans la sienne, et c’est cette phrase dans les mémoires de mon grand-père (7) que je lisais, presque en cachette, avant de m’endormir dans le lit installé pour moi dans son bureau parisien, hébergée le temps de faire ma philo pour une pause dans la guérilla mère-fille, cette phrase, au détour d’évocations des petites luttes opposant les différentes forces préparant à Alger, aux Pins Maritimes, le débarquement, qui note, avec la réserve neutre qui lui allait si bien, «mon fils J est arrivé d’Espagne hier» (8). Il est revenu il y a quelques jours cheminer dans cette mémoire embrouillée, souvent endommagée, transformée par ma tendance à rêver nos vies, trace presque effacée maintenant que son jeune frère, le tard venu (9), est mort et je pose cette petite note en me gourmandant de ne pas en savoir davantage.
- note qui est surtout à destination du très éventuel passage d’une de mes sœurs, note dont la nécessité me vient soudain en relisant cette petite phrase. JB sont les initiales de son nom, JB sont aussi les deux initiales de mon très cher neveu, qui doit être je ne sais dans quel port ensoleillé, très loin d’ici, qui bien entendu ne l’a pas connu, même s’il a sans doute entendu parler de lui, qui partage avec lui ce charme qui fait naître en moi un sourire, même s’il est parfois teinté d’inquiétude, par sa beauté… et je m’imagine que J.B. avait même décision, même persévérance dans ses choix que son petit-neveu… dans les lettres de sa mère que j’ai lues, les assez rares passages le concernant laissent deviner une indépendance courtoise.
- les lettres envoyées par leur mère à la sienne, entre commandes de robes, allusions discrètes aux luttes d’influence où était engagé son mari, le récit des efforts faits pour animer le groupe des diplomates des différentes nations représentées, au moins au début avant que le nouvel ambassadeur de France et sa femme soient par elle jugés dignes de représenter notre pays (et ils sont restés amis proches… avec leur verdeur aristocratique qui m’éberluait petite jeune fille lors des diners dans l’appartement parisien des dizaines et dizaines d’années plus tard) parlent du couvent où étaient scolarisées les deux filles, des progrès du petit dernier, plus allusivement de lui
- je me souviens d’une autre photo sans doute de la même série où il pose dignement et sagement avec un de ses camarades et deux jeunes-filles, sans doute allemandes…
- je crois que, malgré quelques désaccords silencieux, c’est elle qui, des trois femmes qui ont veillé sur la pré-adolescence de cette pauvre Brigitte, qui a eu le plus d’influence au moins à ce stade… les apports les plus profonds venant de ma guerre passionnée avec ma très admirée mère (en bonne fille aînée)
- souvenir des hautes herbes, de la poussière, de ce jardin-terrain de jeu, souvenir d’une peine aussi grande qu’incompréhensive, souvenir de la dernière fois sans doute que me suis responsable des petits avant que le numéro deux assume ce rôle avec brio… et c’est dans une des lettres envoyées alors à mon père que j’ai découvert récemment, contrairement à mes sœurs, que l’une de nos amies les plus proches, dont j’aimais la beauté spirituelle, même si ses mots étaient jugements redoutables qui affligeaient certaines de ses victimes d’une image indélébile, aux temps du Palyvestre, la base aéro près de Toulon, qui vivait alors à Alger avait été sa fiancée (ils avaient rompu avant son départ en Indochine) et j’ai constaté humblement qu’avec ma façon de prendre les autres dans leur présent,
- et rétrospectivement je pense à la peine de ses parents qui étaient alors en Indochine, entre le fort lien qui les unissait et la distance créée par leur rôle officiel (si je ne mélange pas les dates selon ma détestable habitude, mais je ne pense pas)
- ces mémoires, où je regrette tant de ne plus pouvoir faire des plongeons puisqu’ils ont finalement été déposées aux archives, dont j’ai deux passages, correspondant à la lutte pour tenter d’enrayer la débâcle (les ponts, les distances à parcourir entre les différents points de résistance, les villes qui se voulaient ouvertes…) et à la préparation du débarquement
- là, j’ai fait une petite recherche cet après-midi, je savais qu’il avait préparé Saint Cyr, mais il semble qu’admis, il n’ai pas rejoint l’Ecole sous occupation, et par contre j’ai trouvé mention de son nom dans la liste des noms des morts en Indochine (sans précision de lieu puisque ce ne fut pas au combat) anciens élèves de l’Ecole interarmes de Cherchell
- le tard venu, le merveilleux presque grand frère de l’adolescente que je fus… dont lune des filles a réagi à mon petit texte
image © Brigitte Célérier – photo familiale numérisée et anonymisée
Beau portrait en creux, merci !
en très creux (merci) n’était guère qu’infime trace aimée par les adultes
Waouw ! Ben dis donc ! Un puzzle très cohérent et savant. J’aime beaucoup la tendresse navrée que l’auteure a pour lui malgré le fait qu’elle ne l’a pas connu mais d’entendre parler de lui par sa mère. Et le reste aussi.
merci Anne… mais suis très bloquée pour le #10