« Les gens des autres siècles entendent geindre notre gramophone et, à travers les cloisons temporelles, nous les voyons tendre les mains vers de si réjouissantes agapes. »
Elisabeth Lenk (en prologue à Médée de Christa Wolf)
Mon 27 septembre 2019.
Rendez-vous mammographie. Ma biennale. Je prépare les clichés antérieurs, il faut les apporter. Une chemise usagée pour les transporter, récupérée. Je découvre que c’est celle où ma mère avait rangé son contrat obsèques et celui de mon père, son écriture sur cette chemise verte. J’en cherche une autre. Puis je lis mon horoscope hebdomadaire qui paraît le jeudi, mais que j’oublie souvent de lire le jour même : « répète ces mots devant un miroir : “être superstitieux porte la poisse.” Je ne reprends pourtant pas la chemise verte.
L’après-midi j’irai chercher mon petit-fils chez l’orthophoniste, comme tous les vendredis. Avec mon mari, on promènera le chien et le soir nous irons voir une exposition à la bibliothèque municipale d’une artiste qui collecte des clichés anciens (cartes postales ou photos “de famille”), les rafraîchit et les met en scène. J’ai invité Amélie, celle que ma fille appelle “la fille adoptive”, une jeune artiste qui m’aide en photographie et que j’aide en écriture. En rentrant, j’espère que je trouverai le courrier de l’assurance maladie comportant mon code de connexion et je créerai mon DMP (dossier médical partagé).
Sauf à mentir, inventer, reconstruire, je ne peux raconter mes 27 septembre du passé. Cela n’aurait pas de sens pour moi. S’il s’agit de saisir ce qui fait nos vies dans l’espace ou dans le temps, de saisir la diversité des réactions aux situations contingentes, de saisir la permanence de l’être malgré les accidents de la vie et des évènements, cela n’a pas de sens de reconstruire le passé.
J’ai tenu un journal à plusieurs époques de ma vie, plus ou moins longtemps, plus ou moins sérieusement (pendant plus de vingt ans pour la période la plus longue). Jamais je n’ai envie de les relire. J’écrivais comme on parle tout seul pour faire le point, comprendre la genèse d’un état d’esprit, peser des arguments, prendre une décision. Journal-anamnèse, journal-arbre de décision, journal comptable du temps qui m’est donné.
Je ne tiens plus de journal aujourd’hui. Pour le factuel, je me fie aux journaux que tiennent pour moi les serveurs. Des journaux, il s’en tient malgré nous désormais sur les réseaux sociaux, nos blogs, nos mails, nos trajets, nos photos, nos examens médicaux, stockés. Pour son trentième anniversaire, j’ai confectionné un recueil pour ma fille, pompeusement titré : dix ans de correspondance mère-fille, rassemblant tous les mails échangés entre 2001 et 2011. Elle doit l’avoir quelque part ; moi aussi, j’ai sans doute gardé un double.
leurs 27 septembre (1922-1956)
J’ai près de mon lit trois journaux d’écrivaines : Sylvia Plath, Virginia Wolf, Flannery O’Connor et maintenant un quatrième celui de Christa Wolf. J’aime savoir comment les gens vivent, ce qu’ils font de leurs journées, ce qui les préoccupe, comment ils appréhendent le temps qui passe.
Chez Virginia Wolf dont le journal court de 1915 à 1941, trois 27 septembre seulement dont je ne cite que le début (sauf 1939 en entier) :
Virgnia Wolf
mercredi 27 septembre 1922
Une conversation qui fera date se déroule en ce moment à portée de mes oreilles. Je crois que les Dedman vont s’en aller et que Dedman est en train de le dire à L. Mais pour en revenir à nos moutons,pendant que Tom et moi discutions au salon, Morgan écrivait un article en haut, ou bien passait furtivement, humble, se confondant en excuses, grassouillet comme un enfant, mais l’œil très pénétrant. Tom a une tête tout en largeur et tout en os comparée à celle de Morgan. Il conserve encore un je-ne-sais-quoi du directeur de collège, mais je ne jurerais pas qu’il n’use pas de rouge à lèvres. »
« dimanche 27 septembre 1931
Lyn et les Kingsley sont à la maison. Je me suis faufilée jusqu’ici sous prétexte d’écrire des lettres. Mais suivre la conversation me met en pelote les nerfs de la nuque. Nous avons eu aussi les Eastdale. “Mr Easdale était un de ces messieurs jaloux comme il en existe; alors il m’a quittée.” Silence de ma part. “J’étais très jeune et j’aurais dû montrer moins de légèreté.” “C’est terrible qu’une amitié comme celle-là ait été brisée!” dit Joan. et nous allâmes faire le tout du jardin. »
Mercredi 27 septembre 1939
Non, je ne suis pas certaine de la date. Vita vient déjeuner. Je compte arrêter Roger à midi. Après qui, je lirai quelque chose de bien réel. Je n’ai aucunement l’intention de laisser mon esprit se gâter. Quelques petites notes à l’emporte-pièce. Car, en tout état de cause, mon cerveau n’est plus très gaillard à la fin d’un livre, bien que je me sente tout à fait capable de me lancer allègrement dans de la fiction ou dans un article. Alors, pourquoi ne pas le souligner ? Ne serait-ce pas mon acharnement à accomplir consciencieusement Les Années qui a eu raison de lui ? Je vais donc me précipiter sur Stevenson – Jekyll et Hyde- qui n’est guère à mon goût. Très beau temps de septembre, bien dégagé; il fait du vent, mais la lumière est superbe. Et je suis incapable de former mes lettres.
Chez Sylvia Plath et Flannery O’Connor, je n’ai pas trouvé de 27 septembre, il faut se contenter de dates approchées.
Sylvia Plath
« Septembre 1956
Withens (Yorkshire) le lieu qui aurait inspiré la description d’Hurlevent dans le roman d’Emily Brontë (1847)
La plupart des gens ne vont jamais jusque là, mais s’arrêtent en ville prendre le thé,avec des gâteaux au glaçage rose, et acheter des souvenirs et photographies en couleurs de ce lieu qui est trop éloigné pour s’y rendre à pied. Ils visitent l’église de Saint-Michel et tous les anges, les salles du presbytère remplies de précieux souvenirs : berceau de bois, couronne de mariée de Charlotte en chèvrefeuille et dentelle héritée de sa famille, le lit de mort d’Emily, de petites aquarelles et de petits livres lumineux, un rond de serviette perlé, et l’armoire de l’apôtre. Elles ont touché ceci, porté cela, écrit ici ou là dans une maison fleurant le fantôme. Il y a deux chemins pour se rendre à la maison de pierres, tous deux rebutants. »
Flannery O’Connor
À « A »
22 septembre 1956
La limousine que vous me décrivez me paraît un parfait échantillon du goût clérical. Moi, je n’ai jamais vu ces chapelles ambulantes, mais on m’a dit qu’il y en avait un, du nom de Notre Dame des Montagnes, qui se baladait dans le nord de la Georgie. Elle est peinte en bleu azur, de cette nuance dont les curés raffolent. Peut-être que le seigneur pense seulement que c’est comique. Oui, ça l’est si vous pouvez le supporter…
À propos des problèmes féministes, je vous avoue que je n’y réfléchis guère, c’est-à-dire que je me soucie peu de répartir les qualités humaines en celles qui sont spécifiquement féminines ou masculines. Il me semble que je divise les gens en deux catégories : les Ennuyeux et les autres, sans que le sexe intervienne. Mais il y a aussi les Demi-Ennuyeux et les Ennuyeux Définitifs.
… À notre époque, il n’est pas facile d’être un écrivain. Qui veut créer une œuvre doit renoncer à des tas de choses ou accepter d’en être dépouillé. Au fond, il n’y a pas que la prêtrise qui vous impose le célibat… »
J’aime leur regard acéré sur le monde et les gens, les détails qu’elles retiennent, les conversations qu’elles notent, leur écriture relâchée qui n’est pas celle de leurs œuvres, suffisamment maîtrisée cependant (habitude ou certitude qu’elles seront lues)… et cette constante préoccupation de l’œuvre.
J’aime lire les journaux des autres et toutes les tentatives pour faire retracer à des écrivains une même journée à travers le monde m’ont toujours fascinée. Celle de Gorki dans les années 30, celle qui a fait démarrer Christa Wolf dans les années 60, celle du numéro spécial du nouvel observateur réalisé pour ses 30 ans « 240 écrivains racontent une journée du monde », le 29 juin 1994, celle bancale (entre autobiographie et enquête littéraire) à laquelle je participe aujourd’hui.
A 25 ans de distance, un 29 juin vaut bien un 27 septembre (Christa Wolf , quant à elle, a écrit aux deux dates 29 juin et 27 septembre 1994, de longs textes à chaque fois) et c’est de ces 27 septembre -29 juin que je veux parler.
Leurs 29 juin-27 septembre 1994
Je n’ai lu que les 27 contributions féminines, onze pour cent de la production (je ne lis que des journaux féminins de toute façon). J’en connaissais à peine la moitié (les inconnues sont en italiques) : Hanan el-Cheick, Margaret Atwood, Calixte Beyala, Inger Christensen, Marguerite Duras, Mavis Gallant, Nadine Gordimer, Hella S. Haasse, Amy Hempel, Patricia Hightsmith, Pham Thi Hoai, Elfriede Jelinek, Jennifer Johnston, Lieve Joris, Antonine maillet, Taslima Nasreen, Edna O’brien, Connie Palmen, Jayne Anne Phillips, Françoise Sagan, Susan Sontag, Aminata Sow Fall, Alice Thomas Ellis, Rose Tremain, Janette Turner Hospital, Christa Wolf, Zhang Xinxin
J’ai recherché qui étaient ces inconnues (pour moi), ce qu’elles faisaient, ce qu’elles avaient publié et j’ai commandé certains de leurs livres quand ils étaient traduits. Plusieurs sont mortes aujourd’hui. D’autres sont toujours vivantes et ont eu le prix Nobel depuis (Elfriede Jelinek) ou ne l’ont pas eu (Alice Munro a été préférée à Margaret Atwood).
Leurs 29 juin 1994 se ressemblent : ce qu’on fait, ce qu’on mange, qui on voit, où l’on va, ce qu’on lit, ce qu’on écoute ou regarde, le printemps qui arrive, les soucis de santé, l’impuissance face aux évènements dans le monde : la guerre en Bosnie, le génocide au Rwanda, la guerre en Tchétchénie, l’installation d’Arafat à Gaza et les élections en Afrique du Sud, le GIA en Algérie, les outils d’écriture avec l’apparition des ordinateurs que certaines déballent pour la première fois et chez beaucoup la préoccupation du travail en cours, des problèmes qu’il pose, des solutions qu’il faudra trouver. Des vies tendues vers un objectif.
En revanche, quand on lit leurs œuvres, elles ont toutes une voix particulière et c’est là qu’elles deviennent attachantes et que leur lecture peut devenir une rencontre. Ce sont des personnes qui vivent comme vous et moi, mais qui creusent, recherchent une perspective, poursuivent l’obsession de dire quelque chose du monde dans lequel elles vivent, d’échapper à sa contingence.
Le 29 juin 1994 comme le 27 septembre 1994, Christa Wolf a déjà son ordinateur depuis longtemps et s’assied devant après avoir fait mille autres choses et se le reprocher. Pour elle, la grande préoccupation est encore la réunification de l’Allemagne, son Médée qui sortira en 1996 et le besoin de donner de la profondeur à la liste des occupations d’une journée. L’histoire des changements politiques qu’elle a vécue lui en donne plus que l’occasion ; elle appelle ses souvenirs de la fuite devant les Russes à la fin de la Seconde Guerre mondiale et tous les autres depuis son choix de ne pas quitter la RDA. Cette femme est une géante, un bourreau de travail, un puits de culture. Une femme de conviction et de devoir (et puis pas de seconde degré chez elle, c’est une allemande !). En 1994, elle a soixante-cinq ans, c’est une célébrité, une nobélisable (qui ne le sera pas). Amy Hempel n’en a que 43, mais c’est elle, ma rencontre.
Le 29 avril 1994 d’Amy Hempel (qui envoie un texte manuscrit)
« New York City. Après un hiver punitif marqué par dix-huit tempêtes de neige et de glace, les jonquilles de Central Park sont au-delà de leur apogée ; les fleurs de cerisiers continuent de s’exhiber, avec extravagance. Récemment au cours de son émission de minuit David Letterman a déclaré que parmi les dix meilleures façons de détecter l’arrivée du printemps à New York, l’une consiste à s’apercevoir que les marchands ambulants changent l’eau de leurs hot dogs. en fait ce jour là, j’ai vu un vendeur sur la cinquième avenue, remplir le bac dans lequel il cuit ses hot dogs avec de l’eau puisée à la fontaine sale, face au Metropolitan Museum. »
Ensuite, Amy Hempel ne parle que de chiens : son chien qu’elle emmène à sa maison de campagne puisqu’elle n’a pas de rendez-vous et les chiens du refuge auxquels elle rend visite régulièrement. Rien pour me tenter au premier abord.
C’est en lisant son recueil de nouvelles « Le chien du mariage » que j’ai été séduite et que j’ai commandé ses trois autres recueils. Toute son œuvre. Quatre recueils de nouvelles !
L’écriture dérangeante d’Amy Hempel qui fait fi des liens logiques entre les évènements était exactement ce qu’il me fallait à ce moment-là. Un regard unique sur l’étrangeté du monde, une voix unique pour la transmettre cette étrangeté. Amy Hempel a exactement mon âge et elle est toujours en vie. C’est une très belle femme à la longue chevelure blanche.
Que seraient ces « journaux » sans les œuvres ? Pas grand-chose sans doute ! C’est de la lecture croisée du journal et de l’œuvre que vient une grande partie du plaisir. Une intelligence et une sensibilité au travail et des rencontres avec des êtres de chair et d’os à travers l’espace et le temps qui continuent à vivre et à nous questionner même au-delà de leur mort. Le journal rappelle incontestablement que toute vie a une fin, les livres sont toujours là.
Première lecture de la journée j’adore l’idée et la réalisation de l’idée mélanges de votre 27 septembre et de leur 27 septembre ou presque 27 septembre il m’arrive de prendre des feuilles au hasard de livres lus ou non lus pour entretenir l’envie et la curiosité et voilà c’est très étonnant. merci
c’est tellement complet, varié . Je pourrai lire votre texte souvent et y trouver beaucoup à assimile, comprendre, entrer dans l’univers de ce femmes, et m’intéresse beaucoup le duo journal -oeuvre écrite. Vous m’ouvrez plein d’horizon. Merci, Daniele.
Merci pour ces rencontres que vous proposez. Parmi les inconnues, seule Ella S. Haasse ne l’était pas pour moi, et vous me donnez envie bien évidemment de découvrir toutes les autres, Amy Hempel en tête…
merci à vous de m’avoir lue et comprise. Cette semaine était très occupée et j’ai posté à l’heure un texte sur lequel j’avais beaucoup travaillé mais dont je n’étais pas satisfaite. Je voulais rester dans l’effort collectif.
Il y aurait tant à dire sur ce que m’inspirent les journaux d’écrivains, la confrontation à leur oeuvre, nos propres journaux, l’infinie finitude de nos connaissances et de nos vies.
Je poursuis ma lecture d’Amy Hempel.
J’ai beaucoup aimé votre texte. Quel beau sujet. Très envie de découvrir Amy Hempel, maintenant.
Ah oui, lisez Amy Hempel ! J’ai à peine eu le temps de m’y replonger après avoir lu un premier recueil. les autres m’attendent mais la semaine est surchargée.
Je vous ai retrouvée au milieu de nos 27 septembre. Je vous avais perdue vous et les contributions de femmes que vous nous donnez à lire et que vous partagez avec nous. Non pas reconstruire le passé mais garder une trace (si je devais en garder une des miennes ce serait le cerisier en fleurs le 27 septembre 2003 – cerisiers en fleurs que je lis chez Amy Hempel le 29 avril 1994 à New-York !) Je ne sais pas si on peut échapper aux contingences du monde mais on n’échappe pas aux contingences de la vie quotidienne. Je fais mien le 29 juin. Je ne manquerai pas de (re)découvrir l’œuvre de ces femmes. Merci Danièle.
Merci à vous. C’est vous qui moissonnez le maïs ? très sensible à cette rencontre entre agriculture et écriture.
Merci mille fois Danièle Godard-Livet pour ces rencontres que vous offrez comme autant de portes souriantes. Et cette inépuisable question, le journal et l’œuvre : quel à-propos ! Votre 27 est un cadeau très précieux.
Merci à vous Déneb Kypros… d’autant plus que je n’étais pas très contente de mon texte laborieux. Je l’ai posté en dernière minute dans une semaine très chargée pour ne pas perdre le fil de l’atelier et laisser une trace du gros travail qu’il m’avait demandé. même imparfait ne méprisons pas notre travail.
Je fonctionne souvent de la même manière, envoyer des textes dont je ne suis pas satisfaite pour ne pas me mettre à la traîne … je me dis alors qu’un atelier c’est un lieu où les choses sont en cours de fabrication 🙂 et parfois souvent ce sont les commentaires qui m’éclairent .